Satire, critique sociale et genre de discours

La satire est-elle un genre de discours clairement définissable ? Cette définition fait-elle nécessairement intervenir le critère de la portée critique envers les institutions, les routines de pensée et les formes de discours les plus socialement répandues ? Et que devient cette portée critique lorsque la satire est elle-même instituée en pratique discursive routinisée ? Nous nous proposons d’aborder ces questions générales à partir de quelques cas d’espèce a priori bien différents : les affiches militantes de Mai 68, la « comédie sérieuse sur la crise financière » de l’économiste Frédéric Lordon et la place prise par les « Gaffes », « Boulettes » et autres « Buzz » de personnalités plus ou moins publiques dans les médias d’actualités.

On rappelle souvent que le terme satire vient du latin satura, qui signifie au départ « mélange », « pot-pourri », et renvoie ainsi à la variété de formes et de contenus caractéristique de ces performances improvisées, sortes de revues d’actualité, qui sont à l’origine du théâtre romain1. Contrairement aux genres codifiés, la satire se définit donc d’abord plutôt par défaut, et par sa relative imprévisibilité.

Certes, ce caractère hybride et impromptu demeure lié à des normes sociodiscursives dans la société romaine : c’est à la jeunesse que revient traditionnellement la fonction contestataire propre à ce type de discours2. Il demeure cependant intéressant de noter que la portée critique de la satire se trouve originellement associée à un dispositif d’énonciation, plutôt qu’à des contenus d’énoncés. Nous voulons dire par là que la satire est reçue comme telle au moins autant par ce qu’elle dit, que par les conditions dans lesquelles elle le dit. Ces conditions sont précisément celles qui échappent aux conventions génériques établies, c’est-à-dire au lien attendu entre des formes expressives, des contenus thématiques et des canaux de communication. C’est ce trait que, sans doute au prix de quelques distorsions historiques et d’une forme assumée d’anachronisme, nous proposons de retenir comme clé de lecture de la portée critique de la satire, mais aussi de ses limites en tant que genre du discours dans l’espace public.

Les affiches satiriques qui fleurirent sur les murs de Paris appartiennent désormais aux clichés entourant la mémoire historique de Mai 683. Il n’empêche que ces affiches ont pu représenter, pour les acteurs de l’époque, l’occasion, assez décisive, d’une « prise de parole » (selon l’expression rendue célèbre par Michel de Certeau4), d’une « libération de l’expression » (selon un autre mot d’époque5), vécue sur le mode de l’émancipation collective. En effet, si la portée satirique de ces affiches tient, de prime abord et dans toute la transparence que lui confère la lecture rétrospective, aux caricatures qu’elles proposent des figures du pouvoir autoritaire (le Général De Gaulle, les CRS, les patrons d’usine), elle réside aussi, de manière plus essentielle, dans la nature disruptive de la pratique de l’affiche dans l’espace urbain.

 affiches

 

La libération qui se joue là est une ré-appropriation des codes et des supports de la communication publique, qui s’effectue par un renversement complet des normes énonciatives qui régissaient l’usage de ces codes et de ces supports. L’affiche militante, en Mai 68, ne suppose pas d’être prise en charge par une autorité institutionnelle (correspondant à un lieu et à une fonction) mais se saisit de tout lieu pour faire fonction d’affiche ; son contenu n’est pas un message clos transitant d’un énonciateur particulier à un énonciataire visé, mais apparaît plutôt comme le fragment d’une expérience collective en cours, qui ne cesse de nourrir en retour la proposition formelle que constitue l’affiche ; enfin, cette forme de l’affiche se rend lisible et trouve son efficace par le biais d’un travail de déchiffrement, de dépistage des couches sémantiques, qui contrarie l’exigence conventionnelle d’univocité. Bref, si l’affiche est satirique, c’est aussi parce qu’elle met en échec, de manière performative, le cadastre institué des modes d’énonciation publics6.

Un second exemple, tout différent par son contexte et ses modalités, permet de préciser encore les choses. L’économiste Frédéric Lordon est connu pour ses essais percutants de philosophie politique et sociale, à la rencontre de Marx et de Spinoza7, pour ses nombreuses interventions critiques et ses froides analyses sur les dérives de l’économie financiarisée8, mais aussi pour cet ovni littéraire que constitue la « comédie sérieuse sur la crise financière », qu’il publie sous le titre D’un retournement l’autre9.

La pièce, située dans une France à peine masquée, donne à voir l’enchaînement fatal des rapports entre l’économie de marché et le pouvoir politique, au cours de ce qui se laisse lire comme une chronique de la crise financière de 2007-2008. L’écroulement des marchés précipite les banquiers, qui sont contraints de demander le secours du président de la République. Malgré un conseiller plus lucide que les autres, ce dernier se laisse tenter par la gloire d’être le sauveur de l’économie, tout en prêchant la moralisation des marchés, alors qu’il précipite ainsi son pays à la perte : de privée, la dette est devenue publique et impose dès lors une politique de « rigueur », dite « durable ». La pièce répond très ostensiblement à des contraintes pour le moins anachroniques (« en quatre actes, et en alexandrins », dit la page de titre), ce qui contribue sensiblement au plaisir de lecture : le décalage entre la forme châtiée des vers et l’implacable désastre qu’ils décrivent est souvent jubilatoire.

Ce rire n’est pas (uniquement) la conséquence du caractère satirique de cette pièce, mais en est peut-être bien (aussi) la cause : si le propos de Lordon dramaturge peut déranger, c’est moins (ou pas seulement) parce qu’il dénoncerait des vices ou des ridicules insoupçonnés des acteurs de la finance, que parce qu’il le fait en télescopant des voix, des formes et des contenus qui normalement n’ont rien à faire ensemble. Ce parasitage provoque un bougé des attentes de réception, un rire de surprise, qui vise précisément à réactiver la charge critique du propos : n’est-ce pas parce qu’on s’est trop bien habitués aux discours sur la crise financière, à leurs formats routinisés, à leur langage opaque pourtant naturalisé à force de répétition, qu’on a perdu la possibilité de comprendre les dynamiques passionnelles fondamentales qui animaient ces acteurs de la finance ? Le pari satirique de la pièce de Lordon est qu’il ne suffit pas de critiquer les dérives du capitalisme financier : encore faut-il perturber les conditions attendues de cette critique elle-même. En l’occurrence, il s’agit de parasiter une forme culturellement lointaine et désuète, celle du théâtre classique, pour mettre les procédés qui la caractérisent (hystérisation passionnelle, typification des voix, schématisme narratif, notamment) au service de l’éclairage inédit d’une actualité toute proche et aux effets bien réels.

On comprend dès lors mieux pourquoi, dans ce type de dispositif, le rire peut être une affaire très sérieuse : on rit moins d’une cible que de l’incongruité par laquelle elle est atteinte. Or cette incongruité nous concerne évidemment au premier chef, nous lecteurs ou spectateurs ; elle interroge nos propres codes de réception et, plus fondamentalement, la manière dont nous assumons, ou pas, toutes les conséquences concrètes des affects que nous éprouvons face au discours satirique.

Que devient cette effet très particulier – lié donc à l’impossibilité d’attribuer par avance un statut générique précis au discours satirique, lié aussi au caractère parasitaire et hybride de son dispositif d’énonciation – dès lors que la satire devient elle-même un genre dûment labellisé, institué, connu et reconnu parmi la gamme des possibles discursifs, et même un genre crédité par avance d’une vertu critique de dévoilement, d’authenticité, de transparence, de liberté de ton ? On songe ici à la part importante prise par les rubriques à visée satirique dans certains médias d’actualité, qui se plaisent à rapporter à leurs lecteurs, sous un format hautement redondant, les « bourdes » de personnalités publiques (ou de parfaits inconnus)10.

La comparaison avec les deux autres portions de corpus envisagées ici est largement forcée et devrait évidemment s’accompagner d’une série de nuances et de précisions. Mais notre objectif est simplement de pointer par ce troisième exemple la tendance à une banalisation de la satire, à sa prolifération comme forme discursive dominante, attendue, prévisible. Le regard qu’elle porte sur ses objets vise toujours bien à provoquer un effet de surprise (qui se ramène souvent à une curiosité amusée), mais cet effet fait déjà partie des attentes de lecture, de l’horizon de réception, postulés par la satire comme genre. Le rire qu’elle provoque (éventuellement) porte cette fois uniquement sur la cible, sans perturber le confort moral du récepteur du discours.

Encapsulée dans des routines génériques, soumise à des injonctions doxiques (« il faut être absolument satirique ! »), la satire peut-elle encore assumer la fonction contestataire qui la définissait originellement ?

 

François Provenzano
Avril 2016

 

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François Provenzano enseigne les sciences du langage et la rhétorique à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la rhétorique du discours social

 

 


 

1 Voir René Martin & Jacques Gaillard, Les Genres littéraires à Rome, Paris, Nathan, 1990, p. 257 ; p. 386 et s.

2Ibid.

3 Les illustrations sont issues de Gasquet, Vasco, 500 affiches de mai 68, Bruxelles, Aden, 2007. Elles sont reproduites avec l’aimable autorisation de Gilles Martin, directeur des éditions Aden ; l’auteur tient à l’en remercier très chaleureusement.

4 Michel de Certeau, La prise de parole. Pour une nouvelle culture, Paris, Desclée de Brouwer, 1968.

5 Voir Maurice Tournier, Les mots de mai 68, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007.

6 Pour une analyse plus fouillée, voir François Provenzano, « Tel Quel à la rue. Subjectivation et argumentation dans le discours théorique et dans l’affiche militante de Mai 68 », Argumentation et analyse du discours [en ligne], 14 (=Le(s) discours de l’action collective, dir. Eithan Orkibi), URL : [http://aad.revues.org/1897].

7 Le dernier en date : Imperium : structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015.

8 Notamment dans la collection « Raisons d’agir ».

9 Paris, Seuil, 2011. Pour une analyse plus complète du travail de Lordon, voir Antoine Janvier et François Provenzano, « Critique du capitalisme néolibéral et travail rhétorique chez Frédéric Lordon : un discours d’affectation », Dissensus. Revue de philosophie morale et politique, 6, 2015 (= Frédéric Lordon et la politique : enjeux philosophiques, socio-économiques et rhétoriques), à paraître [URL : http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/172935].

10 Un exemple parmi d’autres : http://www.dhnet.be/buzz/gaffes.