Le silence et le blanc

François JacqminMesdames & Messieurs,
Chers amis du poète François Jacqmin,
Chers amis de la musique,

Nous sommes en train de vivre un événement exceptionnel : la rencontre, en esprit, d’un des tout grands poètes de ce temps, avec des musiciens renommés pour leur engagement en faveur de la musique la plus contemporaine.

Rencontre inégale, puisqu’elle réunit, dans nos esprits et dans nos sens, le connu et l’inconnu, des vivants et un disparu.

D’une part des poèmes que vous avez pu lire et relire maintes fois déjà, dans leur permanence écrite, et d’autre part l’absolue nouveauté d’une exécution musicale éphémère.

On doit regretter que le vocabulaire paresseux des critiques se borne bien souvent à utiliser en musique des termes empruntés aux arts de l’espace : couleur (instrumentale), ligne (mélodique), (bruit) blanc… et pour décrire la poésie des termes empruntés à la musique (les vers « chantent »)…

Un poète aussi clairvoyant que François Jacqmin avait certainement relevé cette incongruité, et elle a dû jouer un rôle dans sa méfiance bien connue à l’égard de toute évaluation critique.

Les poèmes sont issus d’une voix lancée à la cantonade et malheureusement éteinte. La musique en est la reprise, en écho empathique et vivant. Comment est-ce possible ? Surtout, dans le cas présent, si on se rappelle que le poète a manifesté un intérêt bien plus marqué pour les arts de l’espace (peinture, gravure…) que pour ceux du temps ?

Or la musique comme la poésie sont toutes deux des arts du temps et non de l’espace. Ces deux véhicules sont en présence, et malgré leurs profondes différences, on peut discerner entre eux deux plages où ils se recouvrent :

-      Le langage, fait de concepts abstraits, mais accompagnés par la musique discrète qui accompagne même une lecture muette.

-      Les sons musicaux, pures sensations, caresse des neurones, mais sous-tendus par une structure abstraite qui les articule.

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Du premier côté, celui des sonorités du langage, les perspectives sont minces. La poésie de François Jacqmin ne peut certainement pas être qualifiée de mélodique, au sens où le serait celle d’un Verlaine ou d’un Apollinaire. Jamais il ne demande aux sonorités de relayer les idées qu’il propose. Ce serait même plutôt l’inverse, car il évite avec soin dans ses poèmes (ses multiples corrections en témoignent) tout obstacle à une compréhension immédiate, toute rencontre sonore rocailleuse susceptible de distraire le flux prioritaire des concepts. La suavité de l’expression n’a d’égal que le tranchant du contenu.

Pour François Jacqmin la pensée est un piège mortel qui se referme sur celui qui a le malheur de cogiter. Quant à l’expression de cette pensée, elle est un instrument déformant, d’où ce refus radical de lui confier une part du sens.

Cette double impossibilité ne peut être affrontée que dans l’humour et le paradoxe.

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C’est donc ailleurs qu’il faudra chercher des correspondances avec les sons musicaux. L’aspect du texte vers lequel nous devrons nous tourner, c’est la structuration du temps.

Si en musique le silence est la suspension du son, en poésie la suspension de l’écrit est le blanc.  Lorsque François Jacqmin intitule un de ses recueils Prologue au silence, il utilise le mot « silence » alors qu’à proprement parler c’est de « blanc » qu’il s’agit.

Je vous propose une petite méditation sur ce paradoxe à partir des écrits d’Anne-Marie Christin, de François Cheng et de Jeanne Hersch.

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Le blanc en peinture et le blanc d’un texte n’ont pas la même signification. Dubuffet note très justement que « le regard n’a pas d’intervalles » puisque toute la surface visible est occupée, même entre les entités que nous désignons comme objets. Dans les compositions orientales par ailleurs le vide central (qui peut atteindre les deux tiers de la composition) est le lieu où s’opère la synthèse virtuelle des pôles d’un couple antinomique, comme Montagne et Eau. Le vide en peinture est donc en réalité très plein, et il n’a pas cette valeur de suspension des attentes qui prédomine en musique, puisqu’il n’y a aucune incertitude sur l’environnement : les deux rives du blanc y sont toujours co-présentes.

Le blanc d’un texte s’apparente par contre, dans sa fonction, au silence musical : il intervient dans un flux. François Jacqmin l’utilise selon diverses modalités. D’abord la simple et banale segmentation entre mots, ces très légers silences qui rythment l’écoulement de l’énoncé et le débit des idées.

Ensuite la séparation plus large entre blocs de texte. La poésie de François Jacqmin a une indéniable qualité rythmique, à condition  d’admettre l’existence d’un rythme dans l’émission des idées, et distinct du rythme métrique. Tout lecteur du poète sait à quel point ce découpage est chez lui minutieusement effectué. Le plus souvent le poème est fait de trois blocs, articulés comme un syllogisme mais en réalité conçus comme son contraire, c’est-à-dire un paradoxe. Plus encore que de l’amertume - encore que Cioran ait été un de ses auteurs favoris – c’est un syllogisme de l’impossible.

Enfin vient le grand blanc, assimilé au grand silence, sorte d’état idéal auquel le poète parfait parviendra lorsqu’il aura accepté la vanité, et même le danger, de toute parole. Mais c’est une décision sans cesse retardée à laquelle fait allusion thématiquement le titre du recueil, car ce silence est toujours à venir. A moins que le poète ne pense déjà au silence définitif…

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Pour comprendre le rôle du temps dans les arts du temps il faut esquisser une sorte de théorie de la relativité psychologique. Le moi est un point de référence aussi bien spatial que temporel. Moi je suis fixe et invariable : c’est toujours moi, même si je change en vieillissant. C’est en fait le temps qui me traverse.  Je suis immobile, et là où je suis est le centre du monde, ainsi qu’un instant présent toujours renouvelé.

Partant de cette idée, l’interprète (à l’émission) aussi bien que l’auditeur (à la réception) peut être vu comme une sorte de curseur qui se déplace le long de l’axe temporel, comme un archet sur une corde. A chaque instant, installé dans l’«épaisseur du présent », il évalue ce qui vient de se passer et construit une attente de ce qui va survenir. Il est partagé entre le désir d’arrêter le temps pour mieux savourer ce qui vient d’avoir lieu, et l’appétit d’apprendre ce que lui réserve la suite. Le ralentissement, le silence, la pause, le blanc sont des moyens d’exacerber ce moment d’intensité et de tension. Cet instant mobile est à la fois celui où on se sent intensément vivre et celui où le temps paraît le plus inexorablement irréversible.

Mais la musique ni la poésie, bien entendu, ne se résument pas à cet instant délicieux : la totalité du passé doit rester présente à la mémoire    pour que son sens puisse se manifester.

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Malgré quelques différences notables (comme le rôle de la répétition ou du ralentissement) tous ces traits se rencontrent aussi bien en poésie qu’en musique, d’où on peut conclure à une compatibilité de principe.

La chanson est une forme incomplète de Gesamtkunstwerk. C’est à mon sens la seule qui puisse parvenir à un renforcement réciproque des composants textuels et sonores, littéraires et musicaux, en évitant l’overflow, la surabondance des stimulations. La chanson démontre la possibilité d’un énoncé où les deux véhicules sont n équilibre.

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En résumé que peut faire un musicien lorsqu’il s’empare d’un texte tel que ceux de François Jacqmin? Le parti simple, et de peu d’intérêt, est de se contenter d’en souligner ou d’en amplifier les intentions, voire de les ignorer tout à fait. Le parti généreux, risqué, profond, est d’identifier un lieu de pensée où texte et musique peuvent se rencontrer et entrer en résonance. Il faut pour cela y avoir détecté des configurations susceptibles d’exister aussi dans la musique.

Ecoutons donc les musiciens et découvrons quels points de tangence ils ont repéré entre leur art et la poésie de François Jacqmin. Ce faisant ils nous  auront fait apercevoir quelque chose qui y était contenu sans que nous le sachions.

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  Francis Édeline
29 février 2016

Références :

François CHENG (1979) – Vide et plein, Paris : Seuil.
Anne-Marie CHRISTIN (2008) - Poétique du blanc (2° éd.), Paris:Vrin.
Jeanne HERSCH (1990) - Temps et musique, Fribourg : Le feu de nuict.