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Le poète François Jacqmin

Le poète François Jacqmin

jacqminFrançois Jacqmin, occupe une place singulière dans les lettres belges.

D’un côté, un public de plus en plus large de connaisseurs reconnaît en lui un des tout premiers poètes de la Communauté française de Belgique en la deuxième moitié du xxe siècle, dont l’œuvre exerce sur nombre de poètes une réelle influence et ne cesse de solliciter la sensibilité, l’intelligence et l’expérience même du lecteur contemporain.

Mais c’est un homme et un poète qui, toute sa vie, a tenu à occuper une place discrète, voire effacée, dans une attitude marquée d’une réelle défiance à l’égard de l’Institution littéraire.

Il se présentait lui-même comme « un auteur venant assez tard, en tout cas peu soucieux de jouer un rôle sur la scène littéraire », honnissant tout carriérisme et toute stratégie calculée dans le monde des lettres, fustigeant « l’écrivain » dans ses ambitions et ses compromissions, et qui se jugeait lui-même avec l’humour autocritique qui le caractérisait : « Très tôt (dit-il de lui-même), il s’est imposé comme un véritable poète du second rayon. »

Né en 1929 à Horion-Hozémont en province de Liège, François Jacqmin a mené une vie professionnelle de traducteur aux aciéries Cockerill. Un événement marquant de sa vie, reconnu par lui-même, fut son adolescence passée en Angleterre : fuyant la Belgique occupée, le père de François Jacqmin y avait emmené sa famille en 1940. La famille en reviendra en 1948.

Le séjour anglais eut pour conséquence sur lui l’éloignement à l’égard de la langue française, l’ignorance prolongée de sa littérature, l’assimilation de la langue d’adoption et de sa poésie ; enfin, l’acquisition d’un humour assez fortement « british ». Ainsi qu’un impact décisif sur sa psychologie :

Lorsque la langue d’adoption devient celle par laquelle on s’éveille à l’essence du signe, à l’expression des sentiments les plus profonds et les plus singuliers de l’être, à la poésie, l’on devine la dimension de la fracture que subira la personnalité. Cette fracture persiste aujourd’hui, et se manifeste par un manque d’adhésion généralisé. Mes racines sont flottantes, mes opinions fragiles et éphémères, mes enthousiasmes incertains. Mes assises étant lézardées, je suis peu convaincu de mes convictions.

Fracture, manque, fragilité, incertitude sont donc, selon lui, quelques-uns des traits de sa personnalité, qui ne seront pas étrangers à la façon problématique dont il s’affrontera aux questions premières de l’expérience et de l’expression.

La vie littéraire de François Jacqmin s’est longtemps résumée à son appartenance au groupe Phantomas, à la suite de sa rencontre avec le poète Joseph Noiret en 1949, lors de son service militaire. L’histoire a été racontée plusieurs fois : Noiret est entré dans une chambrée, a vu un milicien qui lisait Paul Valéry, s’est dit qu’un homme qui lisait ça au service militaire devait être intéressant, l’a abordé, lui a parlé littérature et poésie. C’est Noiret qui a initié Jacqmin à la philosophie et à la littérature française méconnue durant le séjour londonien.

Fondé en 1953 par Joseph Noiret et Marcel Havrenne sur les cendres de Cobra et destiné à dépasser le surréalisme finissant en refusant ses dimensions dogmatiques, le groupe Phantomas a perpétué pendant près de trente ans un esprit d’avant-garde libre, ludique et post-dadaïste, au centre de ce qu’il est convenu d’appeler « la Belgique Sauvage », dont, de son propre aveu, Jacqmin fut « le membre le plus tranquille ». Des « sept types en or » qui composaient le groupe, Jacqmin était le poète le plus classique, mais il ne dédaignait pas de pratiquer, en creux ou en filigrane de son écriture, un humour certes différent des facéties de Théodore Koenig ou des frères Piqueray, reconnaissant que « L’absurde, l’ironie, la fantaisie, [lui] paraissent des voies intellectuelles éminemment praticables ». Il précise surtout que son appartenance à Phantomas lui a permis de conserver longtemps son « innocence littéraire », en restant protégé du monde des lettres et de la notoriété.

De l’expérience linguistique et psychologique de l’enfance, mais aussi du choix d’un retrait volontaire, il a pu déduire lui-même et observer en soi un décalage persistant, qui se manifeste jusqu’au cœur même de sa pratique poétique.

Son œuvre publiée peut paraître assez mince : il fait d’abord paraître quelques plaquettes, publiées dans le réseau de la Belgique sauvage, telles que La Rose de décembre (1959), Poèmes (1969), Camera Oscura (1976), Le Coquelicot de Grétry (1978).

Ce n’est qu’en 1979 qu’il publie son premier recueil volumineux, Les Saisons (1979), fruit d’un projet thématique de grande ampleur. Suivra cinq ans plus tard Le Domino gris, qui rassemble plusieurs ensembles de poèmes. Enfin, en 1990, Le Livre de la neige clôt la trilogie qui structure l’œuvre. C’est un second ouvrage consacré à un thème unifiant, projet de longue haleine. Il est paru deux ans avant la mort du poète.

Ces quelques publications ne constituent toutefois que la partie émergée d’un continent poétique plus vaste : d’une part, le poète a réalisé avec des artistes plusieurs ouvrages de bibliophilie, livres d’art ou livres d’artistes, ou les poèmes accompagnent des œuvres plastiques sans les illustrer ni les commenter, mais en se confrontant à elles, ou du moins en tentant l’exercice d’une mise en parallèle (voir L’Œuvre du regard, 2012).

Par ailleurs, ses archives contiennent de nombreux poèmes inédits, sous la forme de projets aboutis mais non publiés, ou laissés en friche, arrêtés à un moment de leur développement.

François Jacqmin n’est donc pas vraiment le poète rare et parcimonieux qu’on pourrait croire au vu de son œuvre publiée : en réalité, il a écrit toute sa vie, inlassablement, sans doute compulsivement, corrigeant, éliminant et  sélectionnant ses innombrables poèmes.

Ceci doit amener à poser la question de la place de la poésie dans la vie et dans la pensée de François Jacqmin.

Le versant plus cérébral de sa poésie, que nous aborderons dans un instant, ne doit pas masquer le fait que François Jacqmin est d’abord un spectateur de la nature, dans ses cycles, ses manifestations et ses lieux les plus simples. Son recueil sans doute le plus connu et le plus apprécié s’intitule Les Saisons, et Le Livre de la neige est lui aussi issu d’une observation du monde extérieur. François Jacqmin était un grand marcheur, il arpentait la forêt et la campagne et y glanait, non des motifs pour de futurs poèmes, mais des sensations, parfois proches, selon ce qu’il en a dit lui-même, de la transe, de l’extase, de l’émerveillement. Le fait est ancien, et comme originel, puisqu’il remonte à l’enfance :

En ces temps lointains de mon enfance, je tenais les arbres en fleurs, les forêts printanières, les champs, pour autant de voies conduisant à l’extase, à la contemplation éperdue. Je me sentais délivré de la contrainte du monde. Cependant, j’étais inquiet quant à la manière pratique de vivre ces impressions. L’extase me paraissait la seule probité du monde. [Le Poème exacerbé.]

Et il ajoute, parlant du présent :

Le spectacle de la nature continue de me fasciner. Il éveille en moi des sentiments incontrôlables, sourds, mélancoliques et violents. [Le Poème exacerbé.]

Face à l’expérience qu’est la perception de l’être à travers la nature, le poète éprouve le désir de connaître, d’avoir la notion pleine et intense de cette expérience. Et c’est ici que se situe la grande difficulté dans laquelle l’homme et le poète se trouvent, et qui, à certains moments, a pu confiner à la détresse : comment user d’un moyen aussi mouvant, imprécis, non fiable et suspect que la pensée, pour exprimer l’indicible de l’être et de l’expérience ? comment user du langage, de l’imperfection foncière des mots, pour oser en rendre compte, oser l’approcher ?

Nul ne passe avec sa parole. Le corps respire
grâce
au poumon de l’imprononçable.
L’homme du verbe
n’est qu’un soupir entrelacé de nuit.
L’air
suffoque lorsqu’on lui applique l’entrave
du signe.
À la fin,
chacun propose sa propre chair en guise de réponse. [Le Livre de la neige]

La part la plus visible et la plus abondante de ce que François Jacqmin a exprimé, avec une impressionnante insistance, tout au long de sa vie de poète, se situe là, comme une obsession, une tragédie, l’objet d’une sourde et persistante mélancolie lucide : « Toute expression est une détresse, une erreur, une chose à dépasser », parce que « disposer du signe, d’un signe langagier, peut ressembler à une trahison ». Autre phrase terrible, radicale, définitive, dans un entretien qu’il a donné : « Les mots sont la réalité brisée, émiettée. » C’est-à-dire : la réalité est ressentie comme un tout, mais ne peut être rendue que par le pauvre instrument des mots, dont le sens la fragmente en brisant son inexprimable cohérence.

Pour le poète, parler n’éclaire donc pas, mais au contraire obscurcit :

Ce n’est pas la justesse
du propos
que l’on atteint lorsqu’une phrase est irréprochable,
c’est le sommeil.
La nuit est au sommet de l’expression.
Entre notre intuition et la lettre, il se forme
une brume, une sorte de requiem nébuleux
qui devient quelquefois un recueil de poésie.
Ce qu’on y dit
provoque l’obscurité de ce qui est tu. [Le Livre de la neige]

On peut dès lors se demander pourquoi un poète à ce point critique envers ce dont le poème ne peut faire l’économie, ce qui constitue son fondement, son aliment et sa forme finale, pensée et langage, pourquoi ce poète a continué à écrire. Ce paradoxe n’échappait évidemment pas à François Jacqmin lui-même. C’est d’ailleurs un paradoxe complexe : le poète réfute les pouvoirs de la pensée, mais peu de poésies « pensent » autant et aussi profondément que la sienne ; il critique le langage, mais reste indéfectiblement à la recherche du mot juste, fût-ce en dénonçant la vanité d’une telle ambition. Il aurait dû, et il a parfois voulu, s’arrêter d’écrire, mais il est resté poète.

Précisément, la question est posée : pourquoi François Jacqmin est-il resté poète ?

Puisque le silence allie la précaution
à la tristesse,
puisque
ce que l’on pense ne doit pas être pensé,
pourquoi s’adonner encore
à l’art des mots ?
Si la neige avait attendu
la parole,
il lui aurait fallu une éternité de plus
pour amener la blancheur au flocon. [Le Livre de la neige]

On peut apporter à cela plusieurs réponses. On l’a vu, les choses paraissent remonter à l’enfance. Rapport complexe au langage, expérience de l’extase, pulsion créatrice en réponse à cette expérience : tout paraît converger vers le développement de la fonction verbale comme voie de l’émergence du sujet et de la définition de soi-même.

Par ailleurs, ce que ce spectateur retire du spectacle de la nature n’est pas seulement pure contemplation. Il y a chez François Jacqmin un moraliste sévère mais serein qui s’exprime à travers les enseignements prudents qu’il retire de la nature. Les éléments de celle-ci sont empreints de vertus morales dont l’homme ferait bien de s’inspirer ; en tout cas, ces vertus sont précisément celles que le poète préconise dans la menée de sa propre vie.

Les cerises sont serrées dans l’estomac
des noyaux.
Elles dorment
dans la constellation parfumée d’une petite amande
qui soupire
après le printemps.
Leur sommeil est sans vergogne.
Elles partagent le superbe détachement des fleurs
qui vont revenir et qui se croient
dispensées de la mort. [Le Livre de la neige]

On rapproche souvent la poésie de Jacqmin d’une philosophie métaphysique, mais c’est peut-être aussi, ou d’abord, du côté de la morale qu’il faudrait la tirer. Toute sa poésie serait à relire dans cette perspective.

La vertu la plus importante aux yeux de Jacqmin est probablement l’ascèse, cette position morale de stricte rigueur qu’il entend défendre et appliquer, sans doute dans sa propre vie, mais d’abord, pour ce que nous pouvons en percevoir, dans son poésie.

Tête baissée dans leur mystère,
les oiseaux
ressemblaient à un colloque de bibelots taiseux.
Dans leurs ailes feutrées d’haleine,
ils respiraient
péniblement le granit de l’air.
Ils avaient
concentré leur immobilité dans quelques buissons,
là où la tranquillité se faisait fort d’être une âme. [Le Livre de la neige]

Je parlais de vertus dont la nécessité, ou l’idéal, étaient prônés par le poète. Cela s’exprime surtout dans son dernier recueil, Le Livre de la neige, écrit au cours des années 80 et terminé puis publié en 1990, deux ans avant sa mort. Les vertus auxquelles sa méditation a abouti sont le détachement, la tranquillité et la régression. Il y a chez le dernier Jacqmin un mouvement net vers un retour à la sensation sans l’expression, une certaine sérénité mise dans le fait de ne plus tant faire la critique de la pensée, qu’à remonter en-deçà de celle-ci. Dans ce livre, François Jacqmin a trouvé le chemin d’une sortie, et l’on peut oser dire que cette régression le ramène à l’enfance.

On pourrait dire que je suis à la recherche d’un entendement qui ne fait pas apparaître la vérité. Par cet entendement, j’entends un état intérieur qui ne comporte ni question ni réponse, mais une sorte de désistement intellectuel. Toute signification est un risque inutile. [Le Poème exacerbé]

L’inclination à ne pas penser n’est pas un
versant nocturne.
C’est une pratique
par laquelle on rejette ce qui se présente sous
quelque dimension que ce soit.
Il n’est plus question d’être selon
un mode d’être.
On retrouve ainsi le temps qui n’est ni le temps,
ni l’effacement de celui-ci,
ni même une nuit d’hiver sous la neige. [Le Livre de la neige]

Certes, user du langage est une trahison, et le poète est tenté de revenir à un stade antérieur à la pensée et donc au langage. Mais, comme chacun, il ne dispose de rien d’autre pour communiquer, fût-ce avec soi-même.

Là où tombe la neige se tient depuis l’éternité
la neige inqualifiable,
celle
de l’impénétrable énigme qui n’est point.
Je m’emploie
à réduire l’écart entre la blancheur et la blancheur.
En vain ! La neige est tombée
en même temps que la neige, et mon identité
en fut décolorée.
Je n’ai que le verbe pour me déclarer démuni. [Le Livre de la neige]

Nous avançons donc sur la voie d’une réponse à la question : pourquoi le langage poétique ?

Il a souvent répondu à la question par la négation de toute efficacité du poème :

Je suis astreint
à la pensée,
ce fléau sans stratégie,
pour assurer la trêve

de ce dialogue sans pitié.
Mon efficacité
est improbable.
Peu d’événements fléchissent
sous la menace d’un poème ! [Poèmes, 1969]

Mais sur la fin de sa vie, il a pu, au contraire, lui donner un pouvoir, certes précaire, mais exclusif, face à la réalité :

Dans la vocifération blanche
d’une tempête,
on distingue quelquefois un flocon méritant.
Mais le tumulte ne peut se
l’adjoindre.
Délaissé,
il tombera seul, dans la lourdeur tragique
du temps.
Hormis le poème,
il n’est rien qui puisse aller à sa rencontre. [Le Livre de la neige]

Je dirais que, chez Jacqmin, le poème a acquis une fonction qui lui est personnelle : le poème contient l’émotion, la transe, l’extase, dans les deux sens du terme : il l’enclot, mais aussi il l’endigue et la maîtrise ; il lui donne une place mesurée, sous contrôle. Le poète l’a dit : « J’exige la plus grande circonspection dans l’expression des sentiments. » Ce qui ne l’empêche pas d’user, comme des points d’orgue ou des coups de semonce, de mots forts et fortement affectifs, tels que cataclysmes, débâcle, démence, désastre ou souillure.

En comprimant l’émotion dans le mot juste, qu’il soit modéré ou hyperbolique, il empêche littéralement cette émotion de déborder, de le dépasser ; mais aussi, il lui permet d’exister. Il ne s’agit plus tant de paradoxe ou de contradiction, ni même d’ambiguïté, mais de la complexité même de l’expérience humaine, ramenée à l’expérience d’un seul.

De la provient la dernière fonction du poème : la parole poétique peut finalement constituer pour le poète un viatique pour soi, ce qu’il a appelé une consolation, un instrument à nouveau éthique d’adieu à soi-même, dans une véritable quête d’une paix qui réponde à l’inquiétude :

Au début du soir, lorsqu’on regarde
par-dessus la balustrade de nos souvenirs,
nous remarquons
que notre personne s’éloigne, cette personne
qui faisait autrefois nos délices.
Paradoxalement,
On n’est point fâché de se voir disparaître.
Il ne nous plait pas d’avoir été jeté
dans la fausse singularité de l’individu.
Le moi, c’était la claque de notre conscience ! [Le Livre de la neige]

On le voit, le poème restera toujours central dans l’expérience humaine d’un poète tel que François Jacqmin. Sans doute ce poème est-il le seul moyen, hypothétique, par lequel il peut communiquer quelque chose de cette expérience avec son semblable, le lecteur, qu’il jugeait pourtant impossible et impassible. Sommes-nous, nous lecteurs, après Baudelaire, les frères de François Jacqmin ? Nous sommes en tout cas ceux qui peuvent continuer à faire vivre son œuvre par la lecture, et par d’autres voies telles que, par exemple, la musique ! Les voies sont donc multiples pour lire un poète aussi grave, aussi humain derrière son éthique d’ascèse et de détachement, que François Jacqmin.

 

Gérald Purnelle
29 février 2016

 

 

microgris
Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques et de la poésie française des 19e 20e  et 21e siècles.


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