La poésie des Liégeois François Jacqmin et Jacques Izoard rééditée

Jacqmin2016Espace Nord réédite deux recueils poétiques de François Jacqmin, son premier, Les Saisons, déjà paru dans cette collection à la fin des années 1980 et repris avec la postface de Frans de Haes, et son dernier, Le Livre de la neige. Ainsi que J’apprends à écrire, à être, une anthologie de Jacques Izoard dont Espace Nord a publié au début des années 1990 un volume regroupant La patrie empaillée et Vêtu, dévêtu, libre, aujourd’hui épuisé. Gérald Purnelle, spécialiste de poésie belge, membre du Comité Jacqmin et de l’asbl Maison de la Poésie Jacques Izoard, signe la postface de deux de ces ouvrages. Il nous en dit plus.

 

Quel est le contexte de ces rééditions?

Selon Tanguy Habrand, responsable d’Espace Nord, Les Saisons est le livre dont la réédition est la plus demandée. Pour Izoard, dont sont disponibles les trois tomes des œuvres complètes, j’ai opté pour un choix de poèmes qui, couvrant la totalité de son travail depuis Ce manteau de pauvreté (1962) jusqu’à Thorax (2007), en constitue une bonne introduction. J’ai tenté de faire un choix aussi diversifié que possible, ajoutant quelques inédits parmi ceux regroupés dans le troisième tome de ses œuvres complètes. Les inédits sont des poèmes jamais parus en recueils (mais parfois dans des anthologies ou revues), laissés sur papier ou supprimés des recueils. Auxquels il faut ajouter plus de mille poèmes qui, à, sa mort, étaient prêts à devenir des recueils.

François Jacqmin et Jacques Izoard ont des personnalités, des parcours et même des approches poétiques très différents. Leur seul point commun est d’être Liégeois?

A priori, en effet, tout les oppose. Izoard est visible, actif dans l’institution littéraire, animateur littéraire, éditeur, revuiste, critique. Il joue le jeu institutionnel. Jacqmin, lui, vit en retrait. Il ne se mêle pas au monde littéraire, le critique mais de loin. Il refuse de se poser en poète. Il a également peu publié. D’abord des plaquettes à tirages limités puis en 1979, à 50 ans, son premier gros recueil, Les Saisons, non chez un grand éditeur mais dans sa famille littéraire, chez Phantomas. Izoard, au contraire, avait besoin de publier dans des revues ou recueils – il en a soixante à son actif – dont certains chez des éditeurs français importants.

Leurs poésies sont également très différentes. Celle d’Izoard est très sensuelle, très ancrée dans le monde, dans sa célébration. Hermétique, aussi, héritière d’un certain surréalisme. Jacqmin est au contraire dans la pensée, dans la réflexion, dans la critique à l’égard du langage et de la pensée, mais aussi dans le désir perpétuel de célébrer la nature, de la dire si possible en dépassant la faiblesse des mots et leur impuissance à dire quoi que ce soit.

Mais ils ont aussi des points communs, même si ceux-ci semblent moins évidents. Ils partent tous deux de la perception du monde, même s’ils ne cherchent pas à la dire de la même manière. C’est leur matériau, leur expérience intime. Ils prônent l’un et l’autre une poésie non pas comme source de connaissance mais qui soit avant la pensée et postule les bienfaits de l’ignorance. Ils préfèrent ignorer pour écrire un poème. Ils sont aussi tous les deux dans le désir d’un instantané de la perception, de l’émotion, de l’expérience et de l’expression.

Izoard2016Il y a, chez Izoard, une dimension davantage autobiographique que chez Jacqmin ?

Oui, chez Izoard, il y a toujours un événement personnel, même infime, comme toucher un caillou ou être ému devant un être, alors que chez Jacqmin, tout se rapporte toujours à la nature ou à la pensée, mais le poète ne raconte pas sa vie. La seule chose qu’il puisse dire de lui-même est qu’il est allé se promener. Ce sont les seuls événements autobiographiques dont on ait des traces volontaires et explicites dans ses poèmes. De même, il y est le seul être humain, contrairement à Izoard. Il dit «je», parle de lui, mais l’autre est absent et il ne s’adresse jamais à quelqu’un. Parfois, il parle de l’«impassible» ou «impossible» lecteur. Le lecteur est chez lui très hypothétique alors que, chez Izoard, il y a un désir du lecteur, comme un désir de l’autre. Le corps de l’autre est présent, il y a des poèmes d’amour, sexuels.

Dans votre postface à J’apprenais à écrire, à être, vous notez que la poésie d’Izoard est dépourvue de transcendance, qu’elle est au contraire matérialiste. Qu’entendez-vous par-là?

Elle est matérialiste au sens philosophique du terme, elle ne postule pas à une idéalité au-delà de la réalité qu’il s’agirait d’approcher par le poème. Mais Jacqmin est aussi matérialiste. Le réel ou l’être dont il parle, c’est bien le monde tel qu’il peut le contempler, tel qu’il en a l’expérience. Son problème est davantage d’ordre intellectuel : comment s’arranger du langage et de la pensée pour essayer d’approcher cette autre réalité qu’est sa propre expérience.

Izoard alterne poèmes en vers et textes en prose, jusque dans un même recueil. En quoi peut-elle être qualifiée d’hermétique ?

Izoard a toujours pratiqué le vers et la prose en même temps, ce qui donne lieu à des poétiques différentes. Sa poésie est simple, même quand elle est hermétique. Certains de ses poèmes sont incompréhensibles en ce sens qu’on ne peut ni les paraphraser, ni les résumer, ni poser un sujet et un propos sur ce sujet. Le meilleur exemple est Poudrière. On peut quand même les commenter et rapporter chaque partie du texte à des éléments de la réalité, voire à son expérience personnelle. C’est donc un hermétisme ouvert. Dans d’autres poèmes, l’hermétisme n’est pas au sein de la phrase mais dans la juxtaposition des phrases sans liens logiques entre elles. C’est donc le poème globalement qui pose un problème à la compréhension. D’autres poèmes encore sont plus compréhensibles mais leur sens profond peut être difficilement accessible. Et puis certains poèmes sont très clairs. Sa poésie est malgré tout très cohérente, car c’est toujours le même rapport au langage, la même démarche de l’expression d’une expérience.

Et chez Jacqmin ? Il parle d’aphorismes…

Certaines phrases peuvent en effet être extraites comme des aphorismes, et il les revendiquait comme tels. Il a même affirmé que ses phrases pouvaient être déplacées dans un même poème sans en altérer la portée. C’est parfois vrai, mais il y a une certaine exagération à prétendre cela, car la plupart des poèmes sont des constructions logiques extrêmement rigoureuses et non modifiables. Mais il y aussi un hermétisme chez Jacqmin. Chaque phrase est syntaxiquement et référentiellement claire, mais conceptuellement, c’est autre chose. La phrase peut être claire, on comprend ce qu’il veut dire, mais les implications logiques, métaphysiques, poétiques sont telles qu’elle ne peut être lue de manière superficielle. Et dans un même poème, l’enchaînement logique d’une phrase à l’autre peut n’être pas du tout évident, et demander beaucoup de réflexion pour comprendre ce qu’il dit. C’est un hermétisme plus conceptuel que celui d’Izoard, qui est davantage référentiel et linguistique.


Jacqmin-saisonsChez Jacqmin, vous pointez un certain nombre de paradoxes, par rapport au style qu’il refuse, voulant revenir à «l’anonymat original de la phrase», ou à la métaphore dont il se méfie mais à laquelle il a pourtant recours.

Refuser le style, c’est déjà un choix de style, le poète ne peut pas y échapper. Il y a plusieurs paradoxes chez lui, ce qui est peut-être la marque des grands poètes. Le premier est la poésie elle-même. Reconnaissant que la poésie est insuffisante pour rendre compte de l’expérience, il devrait s’arrête d’écrire et, pourtant, il continue. Écrivant des poèmes, il assume d’être poète et donc de subir un minimum de contraintes de la poésie, et d’avoir à recouvrir à ses contraintes, comme la métaphore.

Quelles furent leurs influences subies par l’un et par l’autre ?

Izoard s’est nourri a beaucoup d’influences, Saint-John Perse mais aussi des poètes comme Jean Follain ou Supervielle, tout en trouvant assez vite sa voie propre. Je pense que l’usage du langage, de la métaphore et de l’image surtout lui vient du surréalisme français et non belge. Il n’a pratiqué ni le surréalisme intellectuel, critique et conceptuel de Paul Nougé, ni l’humoristique de Scutenaire ou du groupe Phantomas. Il a aussi été constamment influencé par des poètes contemporains ou plus jeunes. Jacqmin, de son côté, n’a ressenti aucune influence du surréalisme, même si ses amis de Phantomas en venaient tous et prolongeaient un esprit dadaïste. Il n’a pas pratiqué le jeu de mots, le vers libre ou l’écriture automatique. Lui-même ne reconnaissait comme influence, outre une certaine philosophie et la psychanalyse, que les poètes anglais, tels les métaphysiques du 17e siècle. Là aussi ils sont diamétralement opposés.

Et quel fut, et est encore peut-être, leur influence sur les autres poètes ?

Izoard en a eu assez tôt, dès la fin des années 60 et dans la décennie suivante à travers le Groupe de Liège dont il a été le chef de file. Pas mal de poètes se sont mis à écrire comme lui. Il a ensuite continué à être lu, mais son écriture a perdu de son influence. On ne peut pas dire qu’aujourd’hui quelqu’un écrive comme lui. Il a eu de l’influence sur Eugène Savitzkaya mais ce fut réciproque. Je pense que Savitzkaya a une plus grande influence que lui sur la génération actuelle de jeunes poètes liégeois. L’influence d’Izoard est donc d’abord humaine, par son prestige. Alors que celle de Jacqmin est croissante. C’est un poète pour happy few. Les poètes qui d’une manière ou d’une autre sont liés à la philosophie, qui donnent à la poésie une fonction de questionnement sur l’être, sur le sujet, sur le monde, le reconnaissent comme un modèle. C’est surtout le cas en Belgique, mais je vois bien qu’avec les nouveautés éditoriales autour de lui, des poètes et éditeurs français commencent à le découvrir. En 2016, va par exemple être édité son dernier recueil inédit composé de quatre-vingt poèmes, Manuel des agonisants, qu’il a terminé dix jours avant de mourir. Sa poésie correspond mieux à notre époque que celle d’Izoard.

Michel Paquot
Février 2016

 

François Jacqmin, Les Saisons, Espace Nord, 234 pages, préface de Guy Vaes, postface de Frans de Haes.
François Jacqmin, Le Livre de la neige, Espace Nord, 150 pages, postface de Gérald Purnelle.
Jacques Izoard, J’apprends à écrire, à être, Anthologie, Espace Nord, 264 pages, postface de Gérald Purnelle.

 

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Michel Paquot est chroniqueur littéraire indépendant

 

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Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques contemporaines, ainsi que la poésie francophone de Belgique. Il a notamment édité les 3 volumes des Oeuvres complètes de Jacques Izoard.

 

Autour de ces poètes

Une grande exposition Jacques Izoard est programmée en septembre et octobre prochains au Musée Curtius de Liège.