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Au pied du mur du temps. (Mé)tissage

Au pied du mur du temps. (Mé)tissage

APDMDT-FatouTraore--®ThibaultGregoire01Au pied du mur du temps, spectacle pour 7 danseurs et 5 musiciens, est une exploration multidimensionnelle, rigoureuse et très aboutie du principe de l’entrecroisement, du mélange des genres, des arts et des cultures. Danseurs et musiciens de traditions occidentales et maliennes entrent en dialogue pour réinventer des manières d’être ensemble tout en restant soi-même. De la disposition scénique (deux nattes entrecroisées sont au centre du dispositif) aux rapports entre musiciens et danseurs, en passant par les choix de costumes, l’assemblage des instruments (percussions africaines, balafon, guitare, contrebasse, saxophone), les héritages convoqués, à tous les niveaux, tout est (mé)tissage, pour un résultat d’une fluidité stupéfiante.  Entretien avec la chorégraphe Fatou Traoré sur les conditions de possibilité de sa démarche collective et sur l’utopie qui la nourrit.

© Thibault Grégoire
 

 Dance, dance, otherwise we are lost (Pina Bausch)

 

Vous travaillez en collaboration avec d’autres artistes qui sont comme vous des « passeurs » entre différents univers culturels, comme le musicien et compositeur Axel Gilain1 ou encore Abdou Ouologuem, qui signe ici la scénographie et les costumes. Pourquoi lui ?

Abdou est un artiste multiple, acteur, plasticien, scénographe, qui a eu cette chance de pouvoir faire cet aller-retour entre le Nord et le Sud. Il a travaillé pendant une douzaine d’années avec Peter Brook en tant que scénographe et costumier. Peter Brook, il faut peut-être le rappeler, était un metteur en scène emblématique de toute une époque ; il a par exemple été un des premiers à monter un Shakespeare avec un Hamlet noir. Il a vraiment effacé la frontière des rôles – est-ce que Hamlet doit être blanc ? pas forcément, ça va au-delà de ça. Il a aussi traversé toute l’Afrique avec sa troupe à une époque où c’était possible [dans les années septante]. C’est drôle qu’Abdou soit arrivé dans la production car souvent on parle de Peter Brook par rapport à mon travail, à ce que je transporte, à ce qui me nourrit. Quand Abdou est arrivé dans le projet, cela faisait deux ou trois ans qu’il avait quitté la compagnie de Peter Brook afin de retourner dans son pays.

 

Vous avez travaillé au départ des photos de Malik Sidibé. Que représentent-elles pour vous ?

Les portraits en costume traditionnel représentent la réalité sociale du Mali, ses différentes ethnies, qui ont toutes une fonction particulière dans la société malienne (les Bozos sont pécheurs, les Malinkés et Bambaras ont des clans de chasseurs, les Peuls sont éleveurs etc.). Par ailleurs, les photos que Malik Sidibé a prises au moment des indépendances traduisent bien l’atmosphère libre de l’époque. Dans les années 60, le jazz était présent partout, la jeunesse dansait en boîtes de nuit jusqu’au petit matin … Se vêtir comme des occidentaux, alors même qu’on revendiquait une identité africaine, c’était aussi une manière d’exprimer sa liberté à l’époque. Aujourd’hui, au Mali, il y a encore des vieux qui portent des vêtements traditionnels. Cette collision entre les temps, elle est très présente et j’avais envie de la mettre sur le plateau.

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© Malik Sidibé


Et comment avez-vous procédé concrètement ?

APDMDT-FatouTraore--®ThibaultGregoire00On a composé les tableaux avec Abdou, au départ de tout ce qui était à notre disposition dans son atelier, en effectuant des aller-retour entre le regard de Malik, le mien, celui d’Abdou, en discutant. Il y a des photos qu’on s’est amusé à reconstituer telles qu’elles étaient et il y a des images qu’on a détournées, en adaptant juste un détail.

Par exemple, si on regarde la photo initiale des deux petits bonhommes (ci-dessus, à gauche), celui de droite a un chapeau à plumes, tandis que chez nous, il porte un chapeau colonial, il a l’air d’un pygmée qui a mangé un blanc, avec une espèce de bâton et un faux arc à flèches … On peut s’imaginer plein de choses. Le résultat peut s’appréhender à différents niveaux, il y a divers plans de lecture possibles. Si on ne connaît rien au Mali ou à l’Afrique, on aura la subjugation de la force de ces images ; si on en sait plus, il y a des choses qu’on comprendra ou qu’on reconnaîtra.

© Thibault Grégoire

 

 

Ce spectacle est le fruit d’un long processus soutenu par différents producteurs, au départ d’un stage musique et danse (février 2013, prévu au Mali mais délocalisé au Burkina), suivi de moments en résidence au Mali et en Belgique. Il s’est construit en plusieurs étapes. C’est cette temporalité longue qui a permis d’arriver à un tel degré d’aboutissement ?

Oui. Le fait de connaître l’équipe est déterminant. Il y a certains danseurs que je connais depuis 2009, donc que j’ai vu grandir en tant que danseurs, qui ont suivi ma formation mais aussi d’autres formations. Le temps qu’il y a entre chaque rencontre, chacun grandit, puis on a le plaisir de se retrouver … Ce groupe qui se constitue, qui arrive à maturité, c’est magnifique et je crois qu’on le sent sur le plateau.

Il y a aussi le fait de connaître la réalité des interprètes, d’avoir travaillé dans leur village, de ne pas les avoir déplacés ici avant qu’on ait le cœur de la pièce [travaillé en résidence au Mali]. La pièce n’est pas un fantasme d’une Afrique où j’aurais été vite fait bien fait, et dont j’aurais ramené une idée vague ; depuis 2009, j’ai eu ce besoin de retourner me reconnecter avec le Mali et j’y effectue de fréquents aller-retour.

 

 


 

 
1 https://www.youtube.com/watch?v=w0yHEMGGOW8

Vous adoptez aussi une méthodologie particulière. En quoi vos danseurs sont-ils partenaires dans la construction du spectacle ? Pourquoi est-ce important ?

Dans le processus de travail, j’ai donné beaucoup de matière, de directions, de thématiques, et puis j’ai laissé une place, je leur ai toujours demandé de prendre cette matière et de la réinterpréter, jusqu’à ce que si possible on ne voie plus que c’est moi qui l’ai apportée. C’est plus ou moins réussi, il y a encore des endroits où on sent la marque de la chorégraphe qui vient d’ici avec un autre langage mais en jouant ce spectacle on va arriver à ce moment où la matière leur appartient, ce sera devenu leur matière. Pour moi c’est très important. Ce qui a mis un frein pour moi pendant des années à une collaboration avec l’Afrique, c’était le risque d’arriver en faisant du néo-colonialisme culturel. Ce n’est pas évident cette relation entre le Nord et le Sud. J’ai été très souvent mal à l’aise en voyant des spectacles dit « métissés », qui avaient cette revendication de créer un pont. C’est seulement à 46 ans que j’ai osé m’y atteler, parce que je n’étais pas à l’aise avec ça. Ici, ce qui est bien c’est que ces danseurs – qui pour la plupart sont aussi de jeunes chorégraphes – ont leur propre univers. Et ils ont tous un important bagage traditionnel même quand ils se revendiquent contemporains. Là-bas on danse dans les baptêmes, les rituels, les mariages, tout est occasion à célébrer le fait d’être vivant. La vie est précieuse. Tant qu’on est vivant, on danse. C’est une transmission directe, les pas s’apprennent à la maison.

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© Thibault Grégoire


Donc vous ne savez pas d’avance ce que vous attendez comme résultat final ?

Non. Je dis souvent que je suis comme un commandant de bord, qui emmène des gens sur un bateau. Le capitaine sait quelle direction il faut prendre, mais il ne sait pas exactement où on va arriver. Souvent, la forme finale, je n’en ai absolument aucune idée. J’ai une idée d’une saveur, j’ai un processus de travail, je sais ce que j’aime, je sais aussi ce que je recherche comme communication.

Quel type de communication ?

Une communication directe, c’est à dire que j’ai besoin de faire des formes que n’importe qui puisse recevoir, même un enfant. Par ailleurs, comme je travaille sur plusieurs plans, quelqu’un qui aurait certaines connaissances sur certains sujets, va voir encore d’autres choses. Il y a la possibilité d’interpréter à différents niveaux, je ne fais ni un nivelage par le bas ni du nivelage par le haut.

 
Mais de quoi dépend la forme finale du spectacle ?

Ce qui va créer la forme finale, le corps visible, c’est vraiment relié à tout ce qui va être apporté et à mon degré d’ouverture sur ce qui est. Je ne travaille pas à partir d’une fantasmagorie mais je travaille sur ce qui est. Mon regard et mon degré d’ouverture vont éclairer ou révéler quelque chose. Si je suis dans cette écoute-là, forcément quelque chose d’authentique et de vrai va surgir, parce que chacun va soit se donner, soit être révélé au meilleur de lui-même. Et c’est vrai que j’aime faire ça, éclairer les gens dans leur beauté, révéler leur beauté… je suis une esthète.

À quel moment savez-vous que vous êtes arrivée au bout du processus ?

La veille ? (rire) Non, je ne sais pas, je ne les lâche pas… moi-même je comprends des choses en voyant le spectacle, c’est vraiment comme un champ qui s’ouvre, ce n’est jamais fini. Il s’agit de créer une situation où justement chacun est en travail, et de plus en plus conscient de lui-même, de sa propre partition, de la partition des autres, de comment ça interagit. Parce que les danseurs aussi sont sur tellement de plans différents, dans un tissage précis entre eux : il y a le rapport à la musique, le rapport à l’espace, le rapport à eux-mêmes, ce qu’ils transportent. Là aussi on est sur plein de plans simultanément, même si ça a l’air très simple.

 
C’est la présence d’une structure très cohérente qui ouvre cet espace de liberté ?

APDMDT-FatouTraore--®ThibaultGregoire13Absolument. J’ai travaillé pendant des années avec des musiciens de jazz, c’est mon école d’écriture, ça c’est sûr. La musique est vraiment une source d’inspiration pour moi pour écrire. Le jazz nous apprend que la maîtrise d’une structure permet une liberté énorme. Cette structure-là, parfois on ne l’entend plus, mais tout le monde l’a en tête, donc même si elle n’est plus apparente, tout le monde peut jouer autour. Ce qui est important, c’est de savoir où l’on est, dans l’espace, rythmiquement, au niveau des intentions. Il y a des formes, des codas ou des thèmes qui imposent un point de départ, un point d’arrivée et parfois une voie hyper stricte entre les deux, mais aussi la possibilité pour quelqu’un de graviter autour. 

 

Cette structure favorise elle aussi le passage, notamment dans les transitions entre les tableaux. Comme à la fin d’une des scènes de la vie quotidienne, où un objet banal sert à créer un son, qu’on répète, et ainsi les danseurs relancent la musique

Le fait d’avoir une période de travail fragmentée a crée cette structure en tableaux, ainsi que l’apport de différents supports, comme les photos de Malik Sidibé, le Boléro de Ravel… Je travaille toujours à partir de ce qui est. Dans la vie là-bas, la vie est musique et on peut travailler au départ d’objets ou de gestes du quotidien, les répéter, les épurer, et tout d’un coup on arrive à de la musique, ou à une danse. Ce rapport à la fluidité, comment tout peut être musique ou danse, j’avais envie de mettre cela sur le plateau.

 
Cette impression de fluidité est telle que tout ce qui est de l’ordre de la confrontation, du conflit, paraît avoir été gommé. Même si la dimension potentiellement conflictuelle du rapport Nord-Sud (et en même temps celle du rapport homme-femme) est évoquée dans un tableau mettant face à face un homme noir et une femme blanche – par détournement d’une photo de Malik Sidibé –, le conflit est quasi absent du plateau, ou ramené à une dimension individuelle – comme dans cette scène où la jeune femme (blanche) se débat avec son voile, dont elle finit par faire un faux-cul… Les questions qui fâchent sont abordées avec humour, dans leur complexité, mais cela dispense-t-il de figurer le conflit ? Comment appréhendez-vous le conflit ?

APDMDT-FatouTraore--®ThibaultGregoire14Forcément, le conflit n’a pas été évité. On entre en conflit avec soi-même, avec les autres, avec le monde, mais je pense qu’on peut surmonter les conflits. C’est une utopie que je mets en pratique, sur laquelle je travaille tous les jours, dans tous les aspects de ma vie. On est toujours pris dans des rapports de pouvoir. Ça peut même générer de la matière, ce n’est ni mauvais ni bon, on est dedans, ça existe.

© Thibault Grégoire

APDMDT-FatouTraore--®ThibaultGregoire11Le vivre ensemble est une utopie à laquelle je crois. C’est possible de vivre ensemble en étant complètement différents les uns des autres, avec respect, avec un sens de la solidarité. Comme des musiciens qui parviennent à « sonner ensemble » alors qu’ils sont tous différents. C’est ça qui m’intéresse. Pour moi c’est très important que sur le plateau, tout le monde s’y retrouve. L’interdépendance qu’il y a entre nous, on la vit, parfois on la subit, mais j’en propose une alternative où elle n’est pas seulement subie, elle devient richesse pour le groupe. Et chacun peut exister avec toute sa différence et son unicité et en même temps on doit vraiment fonctionner ensemble pour que ça marche. Quelqu’un me disait  « Mais, c’est une vraie carte postale, ton spectacle ; il y a un côté ‘coucher de soleil’ et en même temps il y a quelque chose de tellement vrai et d’authentique, ce n’est pas un coucher de soleil fake. »


APDMDT-FatouTraore--®ThibaultGregoire12Et dans le contexte actuel ?

Au moment où on crée une pièce, en tant qu’artiste, on est porté d’une part par une nécessité intime, d’autre part par l’envie de répondre à la question « De quoi avons-nous besoin, en tant qu’être humain ? ». Actuellement, ce qui nous est renvoyé, c’est le choc des civilisations, la question d’accueillir des réfugiés ou pas, des dépressions … on est dans le conflit absolu. L’endroit de l’utopie, c’est d’essayer de vivre ensemble. C’est possible, mais ça demande une remise en question de la part des états, de chacun. Je n’ai pas choisi une voie politique, je ne suis pas une militante qui va changer le monde, mais je le fais à ma petite échelle, en prenant mon sac, en traversant un espace et en essayant de faire des choses avec des gens, que ce soit à Bruxelles, avec les trente femmes avec qui je travaille [chœur de femmes de la Patshiva Cie], au Mali, ou ailleurs.

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Il faut dire aussi que plus la création dure longtemps, plus on en traverse, des choses. Dans cette création-ci, il y a eu des conflits intérieurs mais aussi des conflits qui nous dépassaient : au début du projet [2013], c’était le début de la guerre au Mali, les frontières étaient en train de se fermer. Nous étions « au pied du mur » de quelque chose, du temps certainement ; ça représentait une forme d’inquiétude. La guerre, la bagarre administrative, … et puis avec tout ce qui s’est passé en 2015, parvenir à obtenir des visas pour un Mohamed Coulibaly, une Fatoumata Bagayoko, … tout ça, on a dû le traverser, et il a fallu tenir bon, il y avait toujours cette petite voix qui me disait : « Faut pas lâcher le morceau ! » Lâcher prise mais ne pas lâcher. 2015 a été l’année de l’angoisse et de la persévérance. Finalement on a réussi à rassembler toute cette équipe et à faire en sorte qu’on ne laisse personne derrière nous. Tout ce temps qu’il a fallu pour que ce spectacle existe, malgré les obstacles, la magie du plateau vient aussi de là.

 

© Thibault Grégoire

 

Agenda : Au pied du mur du temps est à voir au Théâtre de Liège le 15 février et au Théâtre de Namur du 18 au 20 février.

 

 

Daphné de Marneffe
Février 2016

 

 

crayongris2Daphné de Marneffe est docteure en langues et lettres (ULg), avec une thèse en sociologie de la littérature. Elle s’intéresse à la question de la création collective.

 


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