Karel Logist, Le sens de la visite et Ciseaux carrés

On lui demandait l'autre jour, publiquement et tout à trac, ses impressions de la Guinée-Bissau, où il n’avait jamais mis le pied. Sans hésiter ni préambule, il les livra. Il donna même, dans la foulée, quelques précieux conseils aux candidats voyageurs.

– « Ne craignez-vous pas, Maître, qu'un jour on les confronte et conteste vos dires ? », lui demanda un auditeur, avec une morgue ironique.

– « Les confronter à quoi ? » , s'écria-t-il, « à d'autres souvenirs ? à des guides touristiques ? à des sources officielles ? Ma Guinée-Bissau n'est pas la vôtre, ni non plus la Guinée de ceux qui la découvriront demain. Sachez, arrogant jeune homme, qu'il y a ici et là, de par le vaste monde, autant de lieux qu'il y a de paires d'yeux… Les leurs, les vôtres, puis les miens n'ont pas le même accent, n’ont pas le même timbre. C’est à vous seul de voir, si vous en avez le désir, le temps et le talent ».

Il baissa les paupières, jouissant de l’écho courroucé de ses paroles, soupira d'aise et reprit le rêve orgueilleux de sa vie.

 

Once he was asked in public and out of the blue what impressions he had retained of Guinea-Bissau, where he had never set foot. Without batting an eyelid or beating about the bush he gave them. He even added some useful pieces of advice for people intending to travel there.

“Aren’t you afraid, Master, that your statements might be compared and questioned?” a listener asked with some ironic contempt.

“Compared with what?” he exclaimed. “With other memories ? with tourist guidebooks? with official data? My Guinea-Bissau is not yours, nor indeed the Guinea of those who will come upon it tomorrow. You should know, young man, that there are here and there and everywhere in the whole wide world as many places as there are pairs of eyes… Theirs, yours, or mine do not speak with the same voice, or in the same language. It is for you alone to find out, if you so wish, and if you have enough time and talent.”

He closed his eyes the better to enjoy the wrathful echo of his words, sighed with ease, and resumed the proud dream of his life. 

***

Nom de code « Steppenwolf ». Vous aurez pris le train de Venise à Milan. Notre contact vous attendra sur le quai devant une cabine téléphonique hors d'état de marche. Vous sortirez de cette cabine ostensiblement troublé et/ou en colère et en y oubliant votre chapeau. Au fond du chapeau qu'il vous restituera, vous trouverez de nouvelles instructions : nom de code « Steppenwolf ». Vous prenez le train de Milan à Venise. Votre contact vous attendra devant une cabine téléphonique en panne. Notre homme qui vous croit à Milan ne se méfiera pas. Prenez- le de court. Proposez-lui du flan. Provoquez-le. Call him cheese.

Code name Steppenwolf. You will have taken the Venice train in Milan. Our contact will be waiting for you on the platform in front of an out of order telephone booth. You will be visibly upset and/or angry as you leave the booth forgetting your hat in it. In the lining of the hat he’ll hand back to you, you will find new instructions: code name Steppenwolf. You will take the Milan train in Venice. Your contact will be waiting in front of a disused telephone booth. Our man, who thinks you are in Milan, will not suspect anything. Catch him unawares. Offer him some pudding. Challenge him. Traitez-le de fromage.

***

Issus de l'Académie Royale d'Anarchie, les Anarques ne détiennent aucun pouvoir et ne font partie d'aucun Ordre. La plupart d'entre eux ne possèdent même aucun livre. Illicitement photocopiées, les œuvres complètes de Bakounine reposent à plat dans leurs tiroirs. Les Anarques consacrent la plupart de leur temps à écrire des lettres aux journaux puis à parcourir ces journaux pour s'assurer qu'elles n'y sont jamais publiées. Si d'aventure, l'un de ses libelles vient à remplir la colonne d'un canard, l'Anarque se persuade qu'avant longtemps les opprimés occuperont la rue, déclencheront la grève générale, chasseront le Gouvernement, et porteront enfin la Raison au pouvoir. Puis il ne se produit rien. Alors l'Anarque, faute de vouloir poser des bombes, se pose des questions. Et retourne au combat avec une foi nouvelle.

 

Trained at the Royal Academy of Anarchy, Anarques hold no power and belong to no Society. Most of them do not even own a single book. Bakunin’s complete works, illegally photocopied, lie in their drawers. Anarques devote most of their time to writing letters to newspapers then perusing them daily to make sure the letters are never published. If by any chance one of those vituperations happens to find its way into the columns of some rag, the Anarque manages to persuade himself that the oppressed of the world will take to the streets, launch a general strike, push the government out, and at long last bring Reason to power. Then nothing happens. Then the Anarque, short of wanting to plant bombs, asks himself questions. And goes back to his holy struggle with renewed faith.

 

Ciseaux carrés, 1995 (fragments)

 

ciseauxcarresIl s’aperçoit en se regardant dans la foule qu’insidieusement il est devenu si conforme et si lisse que chacun pourrait se reconnaître en lui et proférer de sa voix les paroles unanimes. Son cœur son crâne sa peau son sexe ont en commun l’universel. Quand la solitude lui pèse, il se caresse avec altruisme.

 

008© Michel Houet Ulg - Sujet = Karel LogistHe notices as he watches himself in the crowd that he has insidiously become so conformist, so smooth that anybody could recognize themselves in him and utter unanimous words with his voice. His heart his skull his skin his member share the universal. When loneliness weighs on him he plays with himself most selflessly.

***

Il a beau y réfléchir. Il n’arrive pas à isoler un événement qui permette d’expliquer son actuel rapport aux choses. Quand elles ne tombent pas tout bonnement de ses mains, elles se jettent à son visage pour le griffer ou l’humilier. Envoûtement, chuchote une voix. Sa Weltanschauung cartésienne le protège de telles interprétations. Il prend le parti de se passer des choses, en attendant des jours meilleurs, et y gagne en liberté.

 

Think as he may he cannot pinpoint any event that would account for his current relationship with things. When they don’t just fall out of his hands they jump at him to scratch or humiliate him. A magic spell, a voice whispers. His Cartesian Weltanschauung protects him from such explanations. He decides to do without things while waiting for better days, and is all the freer for it.  

 

  Karel Logist, traductions anglaises de Christine Pagnoulle

 

Karel Logist est né d’un père anversois et d’une mère rhénane, à Spa, en 1962. De 1998 à 2011, il a animé la revue Le Fram, sa maison d’édition et ses rencontres littéraires. Lauréat de plusieurs prix de poésie, dont le Prix Robert Goffin, le Prix du Parlement de la Communauté française ou encore le Prix Marcel Thiry, il travaille comme documentaliste à l’Université de Liège. Ces derniers temps, Le Castor Astral a publié Tout emporter, une anthologie personnelle, l’Arbre à paroles a réuni ses Mesures du possible et Espace Nord vient de rééditer son récit Dés d’enfance. Karel Logist est aussi critique littéraire, nouvelliste et animateur d’ateliers d’écriture poétique.

 

Voir aussi : Karel Logist


 

 

Photos ©ULg - Michel Houet, 2011

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