Karel Logist, Le sens de la visite et Ciseaux carrés

Le sens de la visite , 2007 (fragments)

 

Avec une patience infinie, on agrandit sa part, on cultive son lot, en espérant toujours, en rêvant de pouvoir nourrir le jardinier. Et aussi le grand lendemain, peut-être, s’il existe. Mais il existe, c'est sûr, ce lendemain généreux et gourmand, qu'il faut gaver d'urgence de rêves, de vin rouge et de torses fauves. Sans quoi. Sans quoi, on est bien forcé d'admettre que le jour se lèvera quand même, même si rien n’a lieu de ce que l'on croyait encore devoir attendre, de ce que l’on espérait pouvoir attendre encore. Alors, avec une patience infinie, chacun agrandit sa part, chacun cultive son lot. On part rendre visite aux souvenirs. Longuement. On y perd le goût de bouger, on laisse derrière soi le désir d’être meilleur et de faire mieux. On vieillit à sa juste place et on se persuade que c’est sans doute bien ainsi.

004© Michel Houet Ulg - Sujet = Karel Logist

sens de la visiteWith infinite patience you increase your share, you till your patch, still hoping, still dreaming that you can keep the gardener fed. And perhaps also the big tomorrow, if there is such a thing. But there is, that’s for sure, this eager and gorgeous tomorrow has to be urgently fed with dreams, red wine, and tawny torsos. Otherwise. Otherwise we’ll have to acknowledge that another day will dawn just the same, even if it does not bring anything of what you still thought you had to expect, of what you hoped you could still expect. So, with infinite patience, each of us increases his share, tills his patch. Pays a visit to memories. A long one. You lose the urge to move, you leave behind the wish to become better, to do better. We get old as we should and persuade ourselves that this is all right. 

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La courgette ne se justifie pas. En aucun cas, elle ne le fera. Elle vous le dira elle-même, qu'elle n'éprouve nul besoin d’argument ou de légitimation, étant irréprochable, ontologiquement irréprochable. Qu'elle soit courte, longue, large ou fine, elle est parfaite. Si vous veniez la voir un peu trop tôt dans sa saison, et que vous la trouviez encore en fleurs, elle vous ferait asseoir à son chevet et vous prierait de patienter, simplement, sans chichis, en vous offrant un coin d'ombre et un petit verre de vin frais. N'allez pas la presser de questions, ni lui conseiller incrongrument de se hâter. Au fond, qu’est-ce que vous faites-là ? Quel importun jardinier êtes-vous ? Qu’attendez-vous exactement ? Vous n’êtes pas là, cher Monsieur, pour ouvrir le bal des cucurbitacées et de plus la courgette s’en souviendrait s’il y avait bal et si elle vous y avait invité.

 

A zucchini does not account for her acts. She won’t under any circumstances. She will tell you she has no need of legitimizing arguments since she is unimpeachable, ontologically unimpeachable. Whether short or long, thin or thick, she is perfect. If you came too early in the year and found her still flowering, she would bid you sit down and wait for a while, without ado, presenting you with some shady bower and a glass of chilled wine. Please do not ask her any questions, or worse still urge her to hurry. At the end of the day what are you doing there? What kind of obnoxious gardener are you? What exactly do you expect? Dear Sir, you are not here to lead the dance of squashes, and anyway the zucchini would know if there was a dance and if she had invited you.

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Aujourd'hui j'ai sauvé la vie d'un escargot, sans raison, sans calcul, pour le simple plaisir de sauver une vie. Il n’était pas question de rivalité entre nous. Ce n'était pas lui ou moi : il était bel et bien le seul en danger. Lui, au milieu du trottoir, fragile et sur le point d'être écrasé sous la première semelle venue. Moi, au milieu de ma vie, fort, large et gorgé de tous les espoirs. Lui, tombé d'un arbre et venant tout juste de se chier dessus.

J’ai pris l’escargot dans ma main. Je lui ai soufflé au visage des paroles d’encouragement, puis je l’ai posé doucement, lentement, jusqu’à ce qu’il y adhère parfaitement, sur la branche du sorbier qu’il venait de quitter.

Aujourd’hui, j’ai pesé une vie d’escargot.

 

Today I saved the life of a snail, without any reason or purpose, for the sheer pleasure of saving a life. There was no question of rivalry between us; it was not it versus me: the snail alone was in danger. There on the pavement, fragile and exposed to any careless boot. While I stood in the middle of my life, steady, strong, filled with all possible hopes. It had fallen from a tree and shat itself.

I took the snail in my hand. I blew comforting words onto its face. Then gently, slowly, I balanced it on the rowan branch it had just left.


Today I weighed a snail’s life.

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Petits, nous manquions d'air. Dans des chambres chauffées, nos oncles mangeaient nus, nos oncles mangeaient gras. Luisant d'angoisses, ils nous ignoraient. Par les trous de serrure crevaient nos lendemains.

« Pourquoi vous plaindre », nous disaient-ils, dans un mois, dans un an, il refera beau, « vous ressortirez prendre l'air, des couleurs et des bleus. »

Nos oncles parlaient fort, et c’est aussi pourquoi nous étions si petits.

Mais un jour, les paroles échangées ne rebondirent plus. Nous répondions absents ; nous ne nous ne parlions plus. Nous ne nous distinguions qu'à la lueur des torches. Une espèce de soif fouillait profond notre colère et les mouches faisaient mots et chiures sur nos reliefs. Tu comptais. Je comptais les jours et les semaines.

Les murs chaulés goûtaient la poire et des poils moisissaient les lézardes, séquelles de nos séismes de reclus

Les angles transpiraient. Dans les pièces du haut, nos oncles blanchissaient. Le premier jour de l'été mit en lumière nos sexes et leur fatigue. Le deuxième jour, le chemin apparut. Nos oncles bégayaient et nous serions des hommes.

 

When we were small, we were struggling for air. In overheated rooms our uncles were eating naked, our uncles were eating fatty food. Glistening with anguish they ignored us. Through keyholes our tomorrows died the death.

‘Why complain?’ they told us, in one month, one year, the weather will be fine again, ‘you’ll be out breathing, getting tanned, getting bruises.’

Our uncles spoke in loud voices, which is also why we were so small.

But one day words no longer bounced. We stayed silent. We would not speak any more. We could only see each other by torch light. A kind of thirst was labouring deep in our anger and flies were dropping words and turds on our bumps. You were counting. I was counting the days and the weeks.


The whitewashed walls had a taste of pear and hairs mildewed the cracks, collateral damage of our anchoretic upheavals.

Angles were sweating. In the upstairs rooms our uncles were whitening. The first day of summer shed light on our members and on their weariness. On the second day the way appeared. Our uncles were stuttering and we would be men.


***

Changez de pardessus, changez de domicile, changez d'amis, changez de route, changez de papiers, de visage, mais ne changez pas d'idéal.

Caressez vos désirs comme une peau parfaite qui ne vieillira pas.

J'ai connu une fille dans un bouge à Berlin, qui rêvait d'être une actrice célèbre, de se prénommer Marlène et de choisir ses amants dans Sunset Boulevard. Quand elle eut tout cela et même davantage, elle cessa de rêver et prit des somnifères.

Ne dormez pas toujours sur le même côté, et s'ils vous semblent à l'étroit, ne changez pas de rêves, sortez-les plus souvent.

 

Change your coat, change your address, change your friends, change your route, change your papers, your face, but do not change your ideal

Stroke your desires as a perfect skin that will not grow old


I knew a girl in a Berlin slum who dreamed of being a famous actress, of being called Marlene, and of choosing her lovers on Sunset Boulevard. Once she had all this and more, she stopped dreaming and took sleeping pills.

Do not always sleep on the same side, and if it looks as though they need more space, don’t change your dreams, take them out more often.

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