Jonathan Monroe, Demosthenes' Legacy

MonroeL’héritage de Démosthène

Retrouvés il y a peu sur la rive d’une île sans nom au large de la Crète, les fragments suivants tirés de l’Héritage de Démosthène – dont on a cru longtemps qu’il s’agissait d’une anthologie d’entrées de dictionnaire déguisée en bribes homophones ou maximes mélangées, comprenant aussi une série de récits biographiques – ont désormais été identifiés par un panel d’experts comme étant en fait le noyau manquant dans la collection de ‘cailloux-mots’ ou ‘poèmes-cailloux’ que l’orateur oraculaire faisait rouler sous sa langue, renversant ainsi avec une détermination sans faille la condition caustique où il était né, qui le définissait et le délimitait, sa destinée. Les sources du manuscrit original, qui ont demandé l’anonymat, confirment que si le recueil comprend bien certaines entrées commençant par des lettres de notre alphabet contemporain, d’autres semblent avoir généré un intérêt particulier, peut-être à des moments de grande tension.  Définis tant par l’exemple que par l’exposition, les morceaux assemblés ici, qui ont semblé à certains rétifs à toute incorporation, voire inflexion, dans le corps social dans son ensemble, manifestent des caractéristiques d’un intérêt de primitiviste pour ce qu’on appelait jadis la poésie pure – hypothétique non sans être certaine, démocratique sinon démonstrative, autotélique sinon antiques – une poésie d’apartés sinon d’agencements, d’apposition sinon d’opposition, de mouvement sinon de motivations. En l’absence d’informations complémentaires, l’Héritage offre une compilation concrète de toutes les preuves que nous ayons ou puissions avoir, même si c’est sous forme fragmentaire et dans l’attente de découvertes à venir, des paradoxes poétologiques de Démosthène, de sa quête d’une voix de lexicographe, de ses carrières lapidaires recouvrées.

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Des slogans comme des paraboles, produits de l’époque. Son « héritage » en passant, en quelque sorte. Et dans ce passage, vendu. La voix du commissaire priseur s’avérait multiple. Sa peau mises à nu. La vague suivante l’attrapa. Il était juché sur la vague la vague chevauchait. Il fut redirigé en surfant. Il surfait les vagues du net où la toile lançait une recherche. Il était pris dans la toile qui était son tube. Son système satellitaire s’est détaché.

Alors Démosthène, oui

Mais lequel ? Poète et linguiste avant la lettre ? Philosophe de salon ? Ancien ou moderne ? D’aucuns disent que Démosthène était né prince, héritier d’une grande fortune, qu’il n’avait pas de cailloux dans la bouche mais le cul dans le beurre. D’aucuns disant, en contradiction avec cette histoire graisseuse, que ses premières années furent loin d‘être dorées, que le quartier où il a grandi était tut ce qu’il y a d’ordinaire, difficile à distinguer du vôtre ou du mien. D’aucuns disent que sa famille avait connu des jours meilleurs, pour ne pas dire qu’elle était ruinée, que son besoin d’élocution, c’était en compensation, un effet du ghetto ou barrio, le résultat de ce que l’on a appelé ‘les Cités’, surdéterminé, pour reprendre les termes utilisés par un chercheur contemporain, par la dissonance cogntive de son environnement, qui refusait de correspondre au monde qu’il s’imaginait, qui n’était pas libre. D’aucuns disent que les données de sa naissance sont indéterminées et qu’il n’y a aucune preuve démontrant, comme on l’a écrit, qu’il était « toujours déjà » le produit d’un autre âge, moins manifestement saccagée par les altercations et les affectations de époques ultérieures, plus en prise sur la gravitas, pour ainsi dire, de temps moins plombés, parallèle au nôtre mais impossible à trouver dans l’univers des énoncés perdus. Voyageur muet de contrées silencieuses ? Général au franc parler dont les conquêtes sont trop nombreuses, trop érudites pour être énumérées ? Il semble que ses identités soient légion. Quant à savoir s’il avait des amis, de « vrais » amis, comme on dit, qui seraient « prêts  à tout pour lui », qui sacrifieraient leur propre ambition pour servir ses projets, qui quitteraient leur foyer douillet pour défendre sa cause, être reconnus, peut-être, dans les annales de l’histoire, mais sans espoir de retour ? Bien des choses ont été écrites, bien des rumeurs ont couru sur où il se trouvait « à la fin de sa vie » - et il y a tout lieu de croire qu’il était « l’un de nous » -   pourtant la nature exacte de ses dispositions, inclinations, orientations, le caractère de son caractère reste, en un mot, confus. Silence, discours, discours, écrit, musique, bruit, la longue marche des oppositions s’arrêta, semble-t-il, pour lui. À la place, une félicité sans limite, inexplicable.

Monroe-CornellContact

Code matrice aux divisions reconnues. Là ça veut dire quelque chose : « Des phrases sujets, vues à la télévision. » « Devenez ce que vous êtes en six leçons faciles. » « Décousez-vous sur les écrans. » Et emballé, le complot. Les apparences ont délogé des signes divers. Des fissures inattendues, de l’indifférence rafistolée. Des nombres qu’il appelait « signification inhérente », le froid binaire de l’assemblée au code craqué.

L’attitude de Démosthène

Pas une figure de style qui fut négligée. Démosthène s’emparait de son manuel de rhétorique, une sélection de modèles qui datait de la génération de ses parents : « Si l’invention est la mère de la vertu et la nécessité une malédiction pour le débat, à quel prix la reductio absurdum du désir, qui détruit toutes les forêts pour leurs arbres ? » « Si vous me permettez, je me méfierais si j’étais vous de cette image environnementale. Les abîmes sous la Raison ne se soucient guère si nous y tombons, et la canopée surplombe plus que la clémence. » Où alors sur son chemin pouvait-il rencontrer les sentiments ? Quelle cause en effet pourrait le protéger ? Même s’ils aimaient sa façon de parler sans rien dire, ses lèvres scellées cachaient sans glossaire.

Profit

Vous n’êtes pas censés dire ça ici. C’était tellement parlant. Cela aussi c’était parlant répétez après moi : « C’était tellement parlant. » Cela disait une histoire qui n’était pas dite. Et se tenait là, rayonnante. Un rythme en contre-point. Et les explorateurs de système, rangée après rangée de travailleurs d’orifice, tout illuminés. Un récit heureux en vente pour les familles. Des produits de marketing en veux-tu en voilà. Un joyeux bénéfice, un flot de sentiments.

Toile

Quelque part au-delà de la distance de. Des structures d’innocence, des arêtes de passion. Le langage chancèle dans ces nacelles. Forme vide d’une cognition renégate. Béances de sens, saisi. Des circuits en kit de survie. Sous la météo, les infos pré-formatées, les questions gravées dans le blues. Une chose merveilleuse, dévoyée.    

C’est ce qu’on disait

Aux temps d’avant la télévision, d’avant les ordinateurs, avant les « démos » et le « world-wide-web », échantillons et échappatoires, cyber et iPod, pris dans l’avenir de ses propres projections, qui déjà passaient étaient passées, était-il « avant » ou « après », avant ou après JC, analogue ou numérique, DVD ou blue-ray, CD ou MP3 ? Le poids de sa langue était-il aussi comprimé, un compresseur, comme si pressant ou pressé, un besoin absent ? Excès ou abcès ? Sans aucune proportion quant à la semence de ses lésions ? Ce qui ancrait ses pensées dans l’épreuve ? Quelles influences pourraient l’assommer ou le persuader ? Les sous-entendus relayaient les insinuations, les inspections les inflexions, à vrai dire, ce qui le dévoyait du sommeil était une histoire mémoire. Dans les archives des experts, les abîmes des tomes hors temps du siècle. Alors qui peut le dire ? Moins on en sait, mieux ça vaut, affirment certains. Puisque « le bonheur est dans l’ignorance », puisque le chemin du non-savoir est parsemé de rochers acérés et non de cailloux polis comme nous aimons le penser, comme nous nous en contons vers trois heures du matin, l’heure où Démosthène aurait surtout, dit-on, procéder à ce qu’il appelait « penser », puisque la capacité à oublier est la clé de la longévité. « Quoi qu’il », comme on dit, « en soit », de toute façon, on en sait beaucoup moins que ce qu’on imagine, et les mots qu’il nous a laissés, l’un dans l’autre, révèle bien peu qui puisse nous donner accès à son « for intérieur ». Parfois, en se penchant sur les assertions les plus extravagantes, les chercheurs semblent avoir été aveuglés par ce qu’ils appellent son charisme, voulant dire chiasme, l’intersection de leurs désirs avec sa volonté. La datation carbone de telles préoccupations semble mène, pour autant que nous puissions en juger, à un abîme d’attribution, une absence d’attrition, une conjecture dans une supposition dans une suspicion. « Au bout du compte », quand toutes les spéculations se sont, pour ainsi dire, échouées, quand « tout est consommé », il se pourrait qu’ « en définitive » le soleil se couchera sur l’horizon du non-savoir avec aussi peu de certitude que nous le pensions au début, avant l’alpha de la conscience, l’omega des cailloux a cédé devant la philanthropie de l’interprétation, dont la générosité nous étonnera toujours.

Jonathan Monroe, traduit de l’anglais par Christine Pagnoulle

 

Jonathan Monroe enseigne la littérature à l’Université de Cornell. Il est l’auteur de A Poverty of Objects : The Prose Poem and the Politics of Genre. Cette sélection de poèmes en prose est tirée de son récent recueil Demosthenes' Legacy.