Jean-Marie Gleize, Le Livre des cabanes

Le livre des cabanesIls ne crèvent plus nos yeux avec des épingles, mais avec des images. Des murs d'images toxiques.

« Le pouvoir est à nouveau divin puisqu'il peut agir invisiblement. » Notre nom est écrit dans l'eau. Il a plu, il pleut, il pleuvra, à la surface de la rivière. Bientôt nous n'aurons plus de nom. Nous deviendrons nous-mêmes. Nous serons libres. C'est la grève active. Il faut construire des cabanes.

 

Jean-Marie Gleize - Photo Hermance TriayThey no longer use pins to put out our eyes but images. Walls of toxic images.


“Power is divine again since it can work without being seen.” Our name is writ in water. It rained, it rains, it’s gonna rain, on the surface of the river. Soon we shall have lost our names. We shall become who we are. We will be free. It is an active strike. We must build cabins.

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Lui, comme un jeune arbre, penché sous le vent,
lui l'inconnu à tête d'os.

 

He, like a sapling, leaning in the wind,
he, the stranger with a head of bone.
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N'ÊTRE PAS REVENU EST CE QU'IL DIT

Mais sa tête et son corps ne penchent pas du même côté. Le 4 juin 1909 est le jour de sa naissance. Il y a plus de cent ans. Il s'éloigne. Il n'est pas revenu. C'est lui dont le corps est-parti dans la nuit de Bavière, lui dont le sang épais a noirci. Il oublie la rivière. Il ne sait plus la route du bois, la haie de groseilles et de mûres. Il s'éloigne, il s'enfonce dans l'image. Je ne vois qu'une seule de ses mains. Déchiré, froissé, coupé à l'angle. Il improvise au piano dans les ruines, entre les briques et les plaques de tôle, au bout des baraques. Dehors et dedans c'est le même froid et la même eau sale, les mêmes carreaux de carton, de papier. Il perd ses dents, il n'a plus de bouche.

 

NOT TO HAVE RETURNED IS WHAT HE SAYS

But his head and his body do not lean in the same direction. The 4th of June 1909 is the day of his birth. Over one hundred years ago. He walks away. He did not return. He is the one whose body went away into the Bavarian night, whose thick blood darkened. He forgets the river. He no longer knows the road to the wood, the hedges of brambles and gooseberries. He walks away, he dives into the image. I can only see one of his hands. Torn, crumpled, cut off at an angle. He improvises on the piano in the ruins, between bricks and steel plates, at the far end of the barracks. Outside and inside the same cold, the same dirty water, the same paper or cardboard window panes. He loses his teeth, he has no mouth any more.

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ONDES COURTES                            FRAGMENTS
D'UN CONCERT AU PIANO DROIT

Il fait quelques pas dans la cave. Il vient chercher le charbon. Il revient. Il a perdu la mémoire. Il ne revient pas. Il devient invisible. Il trace des chemins au crayon, il aime les arbres, il tousse. Je suis né d'un quasi-mort. J'entends sa voix arrachée. Il mange debout, il attend, il tousse. Il boit le rhum des fougères. Je ne sais pas où il est. Je ne saurai pas où il est.

 

SHORT WAVES                               FRAGMENTS
OF A CONCERT ON AN UPRIGHT PIANO

He walks tentatively in the cellar. He is fetching some coal. He walks back. He has lost his memory. He does not walk back. He has become invisible. He draws paths with a pencil, he likes trees, he coughs. I am the offspring of an almost dead. I can hear his torn voice. He eats standing up, he waits, he coughs. He drinks bracken rum. I don’t know where he is. I shall not know where he is.

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Quelque chose continue. L'image absorbe tous les mots, un à un

Je dis que je suis né. J'écris que je suis né à Tarnac. Je ne suis pas né à Tarnac. Je suis né à Tarnac. On ne sait pas ce que c'est d'être né. En regardant les bords du chemin, la façon dont ils tombent, et ce lambeau d'herbe d'où penchent les arbres entre les deux pentes et le vacarme des chutes, je sais que je suis né même si je ne sais pas comment c'est que d'être né ni où, comment c'est d'être né quelque part. Je n'ai qu'un seul souvenir et c'est celui d'un drap rêche.

Il y avait au bout du chemin entre les arbres un champ de digitales, et l'herbe très haute. Je dis être né au bas du chemin, entre les deux chambres dans celle où dormaient un miroir, un bouquet de broussailles, un broc, une image de la sainte. Personne ne chantait dans la rue ni dans le couloir.

Mais le récit dévale et coule entre les pierres. Rien là silencieusement qu'un lit de cailloux, d'herbes, de syllabes, qui effacent une à une toutes les images. À la fin, noir sur blanc sur noir sur blanc sur noir, l'image du miroir est avalée dans les mots absorbés dans l'image. Une ampoule éclate et se brise au sol. Plus rien ne bouge et tout continue en voix off: une phrase entendue et muette et brisée, une phrase non photographiable:

 

Je dis être né sans rien savoir, et je continue de courir entre les tombes, en apnée, être né ici, peut-être.

 

 

Something continues. The image sucks in all the words, one by one

I say that I was born. I write that I was born at Tarnac. I was not born at Tarnac. I was born at Tarnac. We do not know what being born means. When I look at the banks of the road, the way they fall, and this ragtag grass from which trees lean between the two slopes and the roar of the waterfalls, I know I was born even if I do not know what it is to be born or where, or what it means to be born somewhere. I have but one memory, the memory of a coarse sheet.

At the end of the road between the trees there was a field of foxgloves, and very tall grass. I say that I was born at the bottom of the road, between two rooms in the one where a mirror, a bunch of twigs, a pitcher, an image of the saint slept. Nobody was singing in the street or in the corridor.

 

But the tale flows and runs between the stones. Nothing there silently but a bed of pebbles, grass, syllables, that erase all images one by one. At the end, black on white on black on white on black, the image of the mirror is swallowed in the words sucked into the image. A bulb bursts and falls in pieces on the ground. Nothing moves any more and it all continues voice over: a sentence heard and silent and broken, a sentence that cannot be photographed:


I say I was born without knowing anything, and I run on between the graves, holding my breath, born here, maybe.

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La lumière le visible c'est ça, des lignes ou flèches qui changent et le temps.

Le temps est le cycle de la lumière visible.

Elles changent les couleurs le temps est le cycle est celui de la lumière le visible c'est ça, intensités, volumes, mouvement, vitesse, jets de lumière, d'abord on marche entre les voitures dans le parking du supermarché sur le goudron repeint de la zone commerciale avec quelques arbres assez neufs moins de quatre ans des panneaux rouillés des morceaux de fil de fer et de néons crevés on sort en virage en pente avant de se retrouver sur le ruban on dirait un long transparent de scotch et de tôle avec des ondulations, des trous, des rideaux d'arbres et de murs écroulés qui cachent les étangs et les étendues de bruyère et maintenant les font revenir comme des flashs des coups en saccades des explosions ou des jets de lumière qui changent les couleurs.

Ou bien qui crachent les étangs et les champs de bruyère et les font briller comme de la lumière qui change les couleurs.

 

The light the visible that’s what it is, lines or arrows that change the colours and the time.

Time is the cycle of visible light.

Colours change time is the cycle is that of light the visible that’s what it is, intensities, volumes, movement, speed, spurts of light, first you walk between cars in the supermarket car park on the freshly painted tarmac of the retail area with some fairly new trees not four years old rusted signposts bits of wire and burst neon you drive out on the sloping bend before you are on the ribbon again it looks like a long transparency of tape and metal sheet with ripples, holes, curtains of trees and collapsed walls that throw away ponds and stretches of briars and now bring them back in flashes blows jerks explosions or spurts of light that change the colours.

 

 
Or that throw up ponds and fields of briars and let them shine like light that changes the colours.

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D’une politique radicale

J'avais entendu « l'air est rouge». Chaque fragment du paysage était cadré et filmé de très près. Noir et blanc et lumière franche sur tout et chaque objet de la mort à la vie.

Les cheveux noués, dénoués, au-dessus du lit et dans l'odeur du bois, des copeaux, de la sciure. Et rien qui distinguait les souvenirs des autres moments. Il était « incapable d'imaginer un autre temps». Mais couché entre ces arbres, dans l'allée, sur un sol incertain, inégal. Il se voyait là, allongé sur le sol humide, entre les arbres. Et revenant au jardin, assis dans ce fauteuil d'osier au bout de la terrasse, à l'extrême bord de la jetée. Maintenant l'arbre central n'était plus au centre, il avait bougé vers la droite, vers le mur de pierre et le pré. Je n'ai pas de mémoire. Je n'ai plus de mémoire. J'ai tout oublié. Autour de moi des matériaux fabuleux, le verre, le plastique, le tissu-éponge, «et les signes sur les murs». J'avais entendu la même voix qui disait «Plus tard ils sont dans un jardin». Mais lequel? Et comment décrire le passage et le temps qui s'était écoulé entre les deux moments, couché sous les chênes, et debout dans le vide à côté de l'arbre qui s'est déplacé, dans ce cube ou dans cette cuve?

Elle disait encore: «Aucun de ces lacs n'est naturel.» Et le cube était plus étroit comme si les murs s'étaient rapprochés et qu'ils continuaient de se rapprocher et qu'ils allaient se toucher et absorber tout le vide et tout ce qui était arrivé et qui deviendrait le passé et serait oublié, effacé, tué. Les lacs redeviendraient des trous dans la terre. Tertullien avait dit que l'eau était « matière parfaite», et féconde, et simple.

 

On radical politics

I had heard ‘the air is red’. Every fragment of landscape was framed and filmed in close-up. Black and white and a naked light on all and every object from death to life.

Tied hair, loose hair, on the bed and in the smell of wood, shavings, sawdust. And nothing to distinguish memories from other moments. He was “unable to imagine another time”. But lying between the trees, in the lane, on uneven, uncertain ground. He saw himself lying there, on soggy ground, between the trees. And back to the garden, sitting in the wicker chair at the end of the porch, on the brink of the jetty. Now the tree at the centre was no longer at the centre, it had moved to the right, towards the stone wall and the field. I have no memory. I have no memory left. I have forgotten everything. Around me, fabulous materials, glass, plastic, terry cloth, and “the writings on the wall”. I had heard the same voice that said “Later they are in the garden.” But whose? And how can you describe the passage and the time between the two moments, lying under the oak trees, and standing in emptiness next to the tree that had moved, in this cube or in this tub?

She also said, “None of these lakes is natural.” And the cube was narrower as though the walls had moved closer and were still moving closer and were about to touch and absorb all the emptiness and all that had happened and that would become the past and would be forgotten, deleted, killed. Lakes would be holes in the earth again. Tertullian had said that water was “perfect matter”, and simple, and life-giving.

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Je recopie le reste, et je sais qu'après la jetée, il n'y a plus rien, de la pierre nue et grise,

le granit ici, qui occupe au moins la moitié du territoire. Il a surgi, il s'est soulevé, en perçant ou relevant ses propres masses

ou les terrains de sédiments plus modernes qui étaient au-dessus de lui,

avec nous qui habitons ces ruines, celles des villes et des banlieues, des ponts et des usines, des landes et des forêts.

Non, ils ne crèvent plus nos yeux avec des épingles. Il a plu, il pleut, à la surface de la rivière et des étangs. Bientôt nous serons libres, nous, nos huttes et nos cabanes de papier, nos linges, nos draps rugueux (chanvre), nos drapeaux déchirés, nos épaules nues, nos mains ouvertes, avec l'eau très froide et parfaite et simple, et la démocratie des conseils.

 

 

I copy down what’s left, and I know that after the jetty there is nothing else, only grey and bare stone,

granite here, found on at least half of the territory. It surged up, rose up, piercing or raising its own masses


or the later layers of sediments that had accumulated above,


with us living in those ruins, those of the cities and suburbs, of bridges and mills, of moors and forests.

No, they no longer use pins to put out our eyes but images. It rained, it rains, it’s gonna rain, on the surface of the river and ponds. Soon we shall be free, us, our huts and our paper cabins, our linen, our (hemp) coarse sheets, our torn flags, our bare shoulders, our open hands, with simple and perfect and very cold water, and the democracy of councils.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean-Marie Gleize, traduction anglaise de Christine Pagnoulle

 

Écrivain et critique, longtemps enseignant à l’École Normale Supérieure de Lyon où il a dirigé le Centre d'études poétiques durant dix ans, Jean-Marie Gleize est une figure majeure dans le champ de la littérature contemporaine.