C'est la prose qui fait le poète

Il y a quelque chose de délicieusement anachronique dans l’expression «la prose des poètes». Comme si les poètes, aujourd’hui, écrivaient encore en vers. On sait que ce n’est plus le cas : le fait d’écrire en vers ou non est devenu facultatif. Tout comme on peut être peintre en faisant de la photographie (Jeff Wall) ou photographe tout en peignant (Gerhard Richter), il est de nos jours possible de faire de la poésie sans jamais écrire un seul vers. Or, les changements de la poésie ne signifient nullement la fin de l’opposition, certes relative, entre poète et prosateur. Il est fascinant dès lors de s’interroger sur une question aussi élémentaire que rapidement vertigineuse que la prose des poètes.

PaulValéryCette prose n’est ni la prose poétique (il n’est pas indispensable d’être poète pour produire ce genre de prose), ni le poème en prose (qui n’en reste pas moins de la poésie, non de la prose). C’est une prose singulière, telle est du moins l’hypothèse, faite par des auteurs eux aussi singuliers. Ou pour le dire plus brutalement : ce qui fait problème dans l’expression « la prose des poètes », ce n’est pas le mot « prose », c’est le mot « poète ». Qu’est-ce donc qu’un poète, s’il est acquis qu’un poète n’est plus seulement celui qui écrit des vers, et surtout pas celui qui n’écrit que des vers ? Ce dernier spécimen est sans plus proche de ce qu’il faut appeler un pohète, soit, dans la définition d'André Breton, "quelqu'un à qui la leçon de l'époque n'a pas assez profité".  Le véritable poète est d’abord écrivain. Et « le véritable écrivain », pour citer Valéry, « est un homme qui ne trouve pas ses mots. Alors il les cherche. Et, en les cherchant, il trouve mieux. »

Paul Valéry, vers 1938
Photo Studio Harcourt
 

KennethGoldsmith- photoMACBA Musée d'Art Contemporain de BarceloneValéry ne dit pas « poète », mais « écrivain », et la nuance est de taille. De plus en plus de poètes contemporains trouvent la poésie « inadmissible », car fausse, rétrograde, incapable de dire les réalités du temps (l’expression est de Denis Roche, mais elle ne fait que radicaliser le soupçon jeté sur la chose littéraire depuis Rimbaud au moins). Il ne faut pas s’étonner que des auteurs très exigeants s’efforcent de renouveler la pratique textuelle en faisant résolument l’impasse sur la question de la poésie et de la prose. Les textes qu’ils publient (s’ils publient encore, car il leur arrive de plus en plus de s’orienter vers d’autres médias ou de préférer la performance live) ne ressemblent plus toujours à ce qu’on pourrait attendre ni de la poésie, ni de la littérature. C’est résolument autre chose. D’une part, les textes de ces auteurs évitent les sujets traditionnellement littéraires (le récit de fiction ne prose, l’expression lyrique en poésie), pour se tourner vers ce que le poète (oui) Kenneth Goldsmith appelle le « traitement de l’information », la tâche de l’auteur étant d’intervenir dans les flux discursifs qui nous inondent 24/7. D’autre part, ces textes ne suivent plus les protocoles stylistiques de la parole littéraire telle qu’on l’a toujours connue : il ne s’agit plus de « bien écrire » (rythme, vocabulaire, syntaxe, imaginaire, etc.), il s’agit de viser juste, de frapper au bon endroit, de mettre à nu des fonctionnements et des contraintes dont l’évidence nous aveugle.

Kenneth Goldsmith
Photo MACBA Musée d'Art Contemporain de Barcelone
 

Les poètes, c’est-à-dire ceux qui ont encore plus de mal que les « véritables écrivains » à trouver leurs mots, ont-ils encore un rôle à jouer dans ces mutations souvent radicales ? Que peut signifier encore la poésie au moment où la littérature fait peau neuve ? Il serait imprudent et surtout présomptueux de croire que la poésie peut ou doit être à l’avant-garde de ces changements. Ce serait lui accorder un privilège qu’elle a perdu depuis longtemps. Toutefois, l’écriture délibérément non-poétique ou, plus exactement, non-littéraire de nombreux jeunes écrivains, n’est pas sans rapport avec les interrogations fondamentales du travail sur la langue qui est au cœur de toute poésie. Qu’il écrive en vers ou en prose (car pourquoi devrait-on avoir honte d’écrire aussi en vers ?), le poète est toujours celui pour qui « ça ne va pas de soi », pour qui « ça ne coule pas de source », mais qui écrit « quand même ». La prose faite par de tels auteurs est une « prose des poètes ». Logiquement, cela signifie aussi que ce n’est pas le poète qui fait la prose, mais la prose qui fait le poète : on n’est pas poète d’abord, puis poète écrivant en prose ensuite ; tous ceux pour qui la prose fait problème deviennent automatiquement des poètes.

 

Jan Baetens
Janvier 2016

 

crayongris2Jan Baetens enseigne les études culturelles à la KUL, où ses recherches portent essentiellement sur les rapports entre texte et image, notamment dans les genres dits mineurs (bande dessinée, roman-photo, novellisation).