Alexis Alvarez Barbosa, Exercices de chute

BarbosaSixième titre de la collection « If » dirigée par le sémillant Antoine Wauters, Exercices de chute est un recueil vigoureux et original, qui alterne petits poèmes en prose faussement narratifs et brefs poèmes en vers libres.

La poésie d’Alexis Alvarez Barbosa est tout à fait originale, disais-je. Je devrais peut-être me contenter de cette seule remarque. Car rien n’est plus paradoxal que de commenter l’originalité, dans la mesure où, en cherchant à la cerner, nécessairement, la glose la réduit. Pour donner une idée du nouveau, il est en effet nécessaire de le comparer à l’ancien, ne fût-ce que pour souligner ce qui l’en sépare. Le rabat du livre nous donne quelques points de repère en ce sens : les Exercices de chute sont des « petits poèmes coups de poing, lorgnent du côté des avant-gardes, de la littérature américaine (du Nord et du Sud), et de l’écriture désabusée du rock ». En ce qui concerne l’avant-garde, on pourrait ainsi évoquer une forme de post-surréalisme contemporain et trash. Côté rock, j’avoue avoir parfois songé, en lisant Exercices de Chute, aux textes d’Hubert-Félix Thiéfaine, chanteur que l’on pourrait qualifier de post-surréaliste lui aussi, ou de poète halluciné, goguenard, désabusé sans doute, mêlant prosaïsme et envolée lyrique : le point commun réside peut-être en outre dans la présence, au fil d’un propos désorganisé, de décors urbains ou surburbains (« autoroute bien balisée » p. 31, « fond du bus », p. 68). Mais il s’agit probablement d’une association hasardeuse : pour Alexis Alvarez Barbosa, qui est né en 1980, Thiéfaine est un très vieux chanteur. Et sans doute, si la littérature de référence est américaine du sud et du nord, le rock dont il est question est-il anglo-saxon : Renaud Dubois nous apprend, ailleurs sur le site Culture, qu’Alexis Alvarez Barbosa est également « chanteur et musicien, membre du groupe indie pop Fastlane Candies », dont les textes sont en anglais. Pourtant, un vers au moins fait songer à Charles Baudelaire (« tes cheveux sont dans l’Afrique profonde », p. 40) et un autre à Paul Eluard (« Tes yeux sont bleus comme des fauteuils », p. 68).

Mais laissons-là les points de comparaison et les références afin d’examiner quelque peu les textes pour eux-mêmes.

 

Ni le mot ni la strophe

Alexis AlvarezIl me semble que l’unité textuelle des Exercices de chute n’est ni le mot ni la strophe, mais la phrase. Chaque phrase, en effet, bénéficie d’une sorte d’intégrité qui l’isole de ses semblables. Les poèmes en vers libres, très courts, ne sont d’ailleurs en général faits que d’une seule sentence, dont les mots dévalent la page. Quant aux poèmes en prose, ils en juxtaposent plusieurs, ce qui amène le lecteur à établir des liens entre les propositions, à croire à une forme de narration structurant le texte. Mais chaque phrase semble résister à cette mise en ordre que constitue toute narration, de sorte que certaines d’entre elles jaillissent de manière fulgurante hors de la page. Par exemple : « Elle aime la vie tant qu’il ne faut pas la vivre. » (p. 34) Ou : « Il est membre malgré lui d’un club de fatigue. » (p. 39) Ou encore : « J’ai retourné tous les compliments : il n’y avait rien. » (p. 43)

Ces dernières citations illustrent une autre caractéristique de l’écriture d’Alexis Alvarez Barbosa : son humour iconoclaste et nihiliste. Celui-ci est assez varié. S’il est volontiers noir (« la plupart / des morts / interrogés / préfèrent / la mort », p.  73), il frôle parfois une forme de scatologie sublimée (« placer / les toilettes / toujours / au-dessus / du ciel », p. 50). À moins qu’Alexis Alvarez Barbosa ne joue sur des ruptures de ton, les phrases au format littéraire et au ton poétique étant interrompues par des tournures orales (« La fête touche à sa fin, les amants passent au sourire de l’ange, tandis que je cherche partout un frôlement, une caresse, allez une claque c’est bon aussi », p. 29). Il arrive encore au poète de nager dans l’absurde (« tu devrais / peut-être / changer / d’assassin », p. 36, « entre / même / s’il n’y a / pas de / porte / et qu’elle est / fermée », p. 69, « un corps / d’homme / avec une bite / de femme », p. 58). On compte en outre dans le texte plus d’un jeu de mots.

 

De la prose au rock

L’humour et le ton « rock » se traduisent également par la présence de très nombreux mots familiers, ce qui est, somme toute, assez rare en poésie, même de nos jours : « con » (p. 76), « déconner » (p. 66), « chiant » (p. 59), « chier » (p. 40), « bite » (p. 22), « pipi » (p. 53), « merde » (p. 6 » et 83), etc. Ceux-ci servent à élaborer un personnage grâce auquel l’ensemble du livre trouve son unité : le locuteur qui s’exprime dans ces exercices de chute est méchant et il revendique sa méchanceté. Cela se traduit par nombre d’apostrophes vigoureuses, d’impératifs hardis, d’adresses violentes au lecteur ou de devises maléfiques. Il doit s’agir d’un rôle de composition, car Alexis Alvarez Barbosa n’a pas du tout l’air aussi sadique que son narrateur !

 

Laurent Demoulin
Février 2016

 

crayongris2Laurent Demoulin enseigne la littérature contemporaine à l’ULg. Il est en outre conservateur du Fonds Simenon. Auteur pluriel, il publie aussi bien de la critique journalistique que des études universitaires (particulièrement au sujet des écrivains Georges Simenon, Francis Ponge, Eugène Savitzkaya et Jean-Philippe Toussaint), des préfaces que des postfaces, des pamphlets que des nouvelles, en revue, au sein d'ouvrages collectifs, ou sous forme de livres. Sa préférence va sans conteste à la poésie.



Alexis Alvarez Barbosa, Exercices de chute, Amay, l’Arbre à paroles, collection « If », 2014

Voir aussi : Alexis Alvarez Barbosa : écrivain, musicien et enseignant (portrait-vidéo de l’artiste réalisé par Renaud Dubois)