Poésie, langage, antiprose

New Sentence et « libéralisme sémantique »

Mais au-delà des procédures et des contraintes, Tjanting, avec ses échos vaguement beckettiens, incarne la mise en pratique d’une écriture en prose dont la forme, suprêmement arbitraire et quantitative, « n’est intéressante que dans la mesure où elle permet la libération », affirme Perelman. Mais de quoi devons-nous, après tout, être libérés ? S’agit-il d’échapper aux forces centripètes du « centre » ou de s’extirper des affres de la marginalisation ? Et faut-il pour cela intégrer le circuit académique (comme l’on fait un certain nombre de Language poets de la première génération, dont Perelman), milieu où la question de la marge et du centre occupe depuis une bonne vingtaine d’années une place importante au sein des études culturelles et études postcoloniales, et où les objets textuels « difficiles », et hyper-théorisés de la poésie du langage se prêtent volontiers au jeu d’un recherche des codes cachés, de la métapoétique et de l’intertextualité ? Et s’agit-il, en définitive, d’une libération formelle, esthétique et/ou politique ?

Comme l’ont fait remarquer certains de ses détracteurs, la poétique poststructuraliste de la Language poetry, en minant de l’intérieur le mouvement narratif, descriptif et discursif de la prose, en privilégiant la matérialité du signifiant (combattant par là-même la « tyrannie du signifié »), et en méprisant le lyrisme « transparent » et le hors-texte, court le risque de contrecarrer le projet politique auquel adhèrent la plupart de ses praticiens en jouant le jeu du capitalisme ambiant, offrant au lecteur la possibilité de s’adonner aux charmes d’une sorte de « libéralisme sémantique » que certains stigmatiseront comme une manifestation marginale et micro-culturelle de la libre circulation du sens. C’est bien là un des enjeux principaux de la New Sentence de Silliman qui, par son dédain du référent et du « mouvement syllogistique » de la prose « utilitaire », considère que « toute tentative d’explication de l’œuvre se référant à un ordre de signification ‘plus élevé’, tel que la narration ou la caractérisation, est voué au sophisme, sinon à une incohérence flagrante ». Quant à Bruce Andrews, il reconnaît lui aussi que la « praxis radicale » de la Language poetry se distingue de l’écriture politique « conventionnelle » en mettant l’accent sur les mécanismes de production du sens, excluant par là même toute tentative d’explication ou de remise en question de l’ordre établi qui fasse l’économie d’une critique plus profonde de « la communication non-médiée, l’expression ‘vocale’ de l’expérience’ ‘individuelle’, la transparence du medium (le langage) [et] son instrumentalisation ».

Quoi qu’il en soit, un des principaux intérêts du manifeste de Silliman cité plus haut est qu’il rompt définitivement avec les conceptions traditionnelles de l’écriture poétique en tant que forme exacerbée de la prose (on peut renverser l’argument et affirmer comme Jean Cohen que la prose est une forme « modérée » de la poésie), ce qui implique nécessairement que la prose est la forme « minimale » du langage, celle qui est la plus « économique » - pour rappel, la définition de Barthes (celle aussi celle de Mr Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme) dans Le degré zéro de l’écriture dans laquelle « a », « b » et « c » représentent les attributs « décoratifs » du langage « tels que le mètre, la rime et le rituel des images »:

Poésie = prose + a + a + c
Prose = poésie – a – b – c

La « New Sentence » de Silliman s’écarte tout autant du propos, plus nuancé, de Genette qui affirme que « un degré de présence et d’intensité auquel peut être amené, pour ainsi dire, n’importe quel énoncé, à la seule condition que  s’établisse autour de lui cette marge de silence qui l’isole au milieu (mais non à l’écart) du parler quotidien », remettant en question la notion d’ « écart » développée par Cohen (la prose est la norme et la poésie est la déviance qui entraîne la norme vers la marge) en situant la « motivation » poétique au sein même du langage commun mais continuant néanmoins à faire d’un certain degré d’« intensité » et de « présence intransitive » l’apanage de la poésie. Silliman s’éloigne également de la thèse de Mallarmé selon laquelle la poésie (càd le vers) « philosophiquement rémunère le défaut des langues, complètement supérieur ». La prose (ou plutôt l’absence de vers ou de parallélisme métrique) serait alors ce qui augmente (sans le « rémunérer ») l’écart entre le signifiant et le signifié, ce qui bien entendu aux antipodes de la prose « poétique » de Silliman dont le but avoué est de remettre en question la transparence naturelle du langage, héritée du parler commun (un des premiers manifestes de la Language poetry, publié par Robert Grenier dès le début des années 70 et démarrant par un retentissant « I HATE SPEECH »),, marque déjà une rupture violente de la speech-based poetic de Charles Olson) et dont la « motivation » (méta-)poétique réside précisément dans leur capacité à « faire retour » sur eux-mêmes sans pour autant souscrire au dicton de Coleridge (« prose = words in their best order ; poetry = the best words in the best order ») et à ses nombreuses relectures contemporaines.

 

 

 Michel Delville
Février 2016

 

crayongris2Michel Delville est l’auteur de Eating the Avant-Garde (2008), Crossroads Poetics (2013), Undoing Art (avec Mary Ann Caws, à paraître en 2016) et de nombreux autres ouvrages consacrés aux études interdisciplinaires dans le domaine des sciences humaines.

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