Poésie, langage, antiprose

Vers une poèsie égalitaire ?

Tout comme les couplets du poème-essai de Perelman, la New Sentence de Silliman incarne le rêve d’une forme égalitaire (« that each line is created equal / is contra-narrative », écrit ailleurs Ron Silliman), un espace textuel où chaque phrase, chaque mot naît égal en droit et, comme nous le verrons plus loin, en devoir. Silliman insiste également sur la nécessité d’interrompre le flux « syllogique » de la prose, qu’elle soit narrative ou descriptive, et de prévenir toute tentative d’intégration du sens au-delà des unités de composition de base que sont la phrase et, dans une moindre mesure, le paragraphe. Chez la plupart des Language poets, cette attitude « contre-narrative » s’accompagne d’un rejet catégorique du « lyrisme expressif » ou, plutôt, d’une tendance à miner ce dernier de l’intérieur en faisant de l’écriture même son sujet principal, mettant en exergue les stratégies d’expression du moi, éliminant de la sorte toute trace de « présence » lyrique ou épiphanique. Car l’ennemi juré des Language poets est bien le « poème d’expérience », celui que pratiquent les écrivains que Perelman décrit comme « les descendants principalement verslibristes des spots / of time de Wordsworth : des méditations / à la première personne où le / sens de la vie devient visible / au bout de 20 ou 30 vers ». Et c’est donc (presque) tout naturellement que la prose devient alors le support d’une écriture auto-réflexive, « métapoétique », déniaisée autant que désenchantée, telle qu’elle est déclinée dans le recueil Tjanting, de Silliman:

Tjanting Pas ça.
Quoi alors ?
Je recommence encore et encore. Pas ça.
La semaine dernière, j’ai écrit « les muscles de ma paume sont si éprouvés d’avoir coupé le rôti de bœuf que j’arrive à peine à tenir mon stylo. » Alors quoi. Ce matin j’ai une lèvre boursouflée.

 

Un examen approfondi de la New Sentence met à jour un paradoxe bien connu des lecteurs et critiques de la poésie dite « expérimentale » ou encore « anti-lyrique ». Le poème qui cherche à se démarquer des poncifs des modes lyriques et expressifs traditionnels fait naître de nouvelles conventions : anti-syntaxe, disjonction, « non-closure », parataxe (certains prétendront qu’elle est moins autoritaire, moins prescriptive et par conséquent plus démocratique que l’hypotaxe), œuvre « ouverte », narcissisme dépersonnalisé d’une écriture qui réfléchit constamment sur elle-même, etc. Autrement dit, l’attribution d’une valeur métaphorique à la forme poétique (le sonnet serait plus « hiérarchisé » qu’un poème en vers libre) assure au poème en prose un statut particulier, celui d’une forme hybride hésitant entre le centre et la marge, le langage « public » de la prose et le langage « privé » du lyrisme, et au sein de laquelle la textualité « pure » semble avoir pris la place des genres et modes traditionnels.

Hejinian WaldropCe qui caractérise également la prose des Language poets, c’est un recours fréquent à la contrainte qui puise son inspiration tantôt chez John Cage et Jackson MacLow (MacLow est d’ailleurs repris dans l’anthologie fondatrice de la « Langpo », In the American Tree), tantôt chez Oulipo, qui inspira à Lyn Hejinian l’élégant My Life (1980), autobiographie « poétique » composée à l’âge de 37 ans et comprenant 37 sections de 37 phrases (la seconde édition, publiée en 1987 comprend 45 sections de 45 phrases). Chez Rosmarie Waldrop la contrainte est d’un tout autre ordre dans la mesure où c’est la réécriture (conçue dans le sens Cagien de « writing-through ») qui domine, par exemple, A Key into the Language of America (cet ouvrage remarquable revisite le livre de Roger Williams du même titre, paru en 1643 et consacré à la langue et à la culture Narragansett). C’est aussi dans la prose de Waldrop que la marge typographique retrouve toute sa pertinence en tant que contrainte. En effet, Waldrop est un des rares poètes en prose à insister sur la nécessité de travailler sur l'espacement des mots, rendant ainsi à la marge une partie de l'importance qu'elle occupe dans la poésie versifiée. Enfin, dans le Tjanting de Silliman, cité plus haut, c’est la série de Fibonnaci (dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes précédents : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34) qui détermine le nombre de phrases de chaque paragraphe.

 

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