Il y a une dizaine d’années, Bob Perelman publiait un poème en vers intitulé « La marginalisation de la poésie ». Ce texte – qui est repris parmi les essais critiques de The Marginalization of Poetry : Language Writing and Literary History (1996) mais apparaît pour la première fois en tant que poème dans le recueil Virtual Reality (1993) – commence par citer le célèbre vers de Jack Spicer, « Personne n’écoute la poésie » (« No one listens to poetry »), et se concentre ensuite sur les implications littérales, métaphoriques et idéologiques de la « marge ». Par sa forme même, le texte de Perelman, un essai critique de 1500 mots divisé arbitrairement en 125 couplets de six vers chacun, cherche à mettre en évidence non seulement ce qui distingue la prose de la poésie, mais aussi ce qui divise fondamentalement « le monde académique et la poésie ».
En bon poète américain, grand consommateur de French theory, Perelman cite abondamment le Glas de Derrida, dont les faux collages à marges multiples font de la marge un espace libérateur susceptible de nous donner les moyens d’ « une lecture et / d’une écriture plus commune et critique », une écriture « physiquement / et socialement située … où la marge cesse d’être / une métaphore et où le lecteur / ne se contente pas d’attendre / d’être libéré ». On retrouve ici une des thèses favorites des Language poets, celle qui prétend que l’écriture poétique, si elle veut aspirer à une quelconque fonction politique, doit être un « phénomène de groupe dont la première caractéristique est de ne plus considérer le lecteur comme une catégorie séparée ». Ainsi, la « poésie du langage », qu’elle s’exprime au travers d’un essai versifié ou des innombrables poésies en prose publiés par les auteurs associés à ce mouvement doit impérativement faire du lecteur un auteur à part entière, un partenaire actif dans la production du sens. Cette idée est bien entendu assez proche du fameux texte « scriptible » de Barthes, qui fait d’ailleurs une apparition dans l’ultime chapitre de la Marginalisation. Dans le contexte plus récent de l’histoire de la Language poetry (ou de ce qui sera plus tard renommé « Language writing » par Perelman), cette utopie d’un texte pluriel et démocratique trouvera dans la prose son aboutissement formel logique. C’est en tout cas ce que laisse entendre le manifeste de la « Nouvelle Phrase » (“New Sentence”) de Ron Silliman, dont je reprends ici les points principaux :
1) Le paragraphe organise les phrases;
2) Le paragraphe est une unité quantité, pas de logique ou d’argumentation ;
3) La longueur de la phrase est une unité de mesure;
4) La structure de la phrase est modifiée de manière à produire un mouvement de torsion ou à augmenter son degré de polysémie/ambiguité;
5) Le mouvement syllogique est: (a) limité; (b) controllé;
6) Le mouvement syllogique premier se situe entre la phrase précédente et la phrase suivante;
7) Le mouvement syllogique secondaire tend vers le paragraphe entier ou vers le texte dans sa totalité ;
8) La limitation du mouvement syllogique maintient l’attention du lecteur au niveau du langage, çàd la plupart du temps au niveau de la phrase ou à un niveau inférieur.