Thomas Vandormael, La Vigie

vigiePremier recueil d’un jeune poète plein de promesse, La Vigie surprend par sa maîtrise, sa rigueur formelle et sa cohérence. Ces qualités ne se traduisent cependant pas par de la froideur, bien au contraire : Thomas Vandormael fait preuve ici d’une belle vigueur épique, sans doute héritée de la poésie d’Eugène Savitzkaya, et la dernière partie du livre lâche la bride à quelques grands élans lyriques.

Du point de vue qui nous occupe dans ce dossier, La Vigie présente un dispositif original : il s’agit bien de poèmes en prose, mais la clôture des textes qui définit les réussites historiques du genre en France – du Spleen de Paris de Baudelaire au Parti pris des choses de Ponge – est ici abolie au profit d’une forme de continuité narrative. La Vigie n’est donc pas un recueil de textes épars : c’est un vrai livre, qui présente une forte unité de contenu. Tout au long de ses 56 pages, il est toujours question de la mer, des femmes et des mères de marins qui attendent le retour de leurs hommes ou bien des voyages de ceux-ci.

Je viens d’évoquer « une forme de continuité narrative » : il faut que je précise mon propos sur ce point. Le récit est amorcé, mais il se fige aussitôt, revient sans cesse à son point de départ, selon un rythme constant (le rythme même de la mer), qui se fait sentir également dans l’écriture. Celle-ci est en effet cadencée par de nombreuses anaphores, c’est-à-dire par des répétitions de mots au début des phrases à l’intérieur de chaque poème, ce qui produit l’effet d’une longue mélopée lancinante et subtile. Ainsi, le premier texte se construit-il autour de la répétition obsédante du syntagme « Quelques prières hasardeuses pour… ». Il s’ensuit que la narration, à peine entamée, se fige en tableaux.

ThomasVandormaelSi la formule inventée par Thomas Vandormael abolit les frontières du poème en prose pour se rapprocher de la forme ouverte du roman, la balance penche tout de même ainsi nettement du côté de la poésie. Le jeu sur les mots est ici primordial. En attestent les nombreuses paronomases comme « matin/marin », « enfouir/enfuit », « amarre/amour », « honneur/horreur » ou « église/Élise » qui scandent le texte.

Un autre aspect du caractère à la fois mouvant et statique de La Vigie s’exprime à travers un usage particulier des métaphores ou des comparaisons. Celles-ci ouvrent le texte vers l’imaginaire, puis, selon un mouvement de ressac, elles retrouvent leur point de départ, soit en rappelant l’univers référentiel de la mer et des marins, soit en reprenant un motif antérieur. Ainsi, les enfants des pauvres sont-ils « cloués à leur destinée comme le bois du vaisselier ». Le vaisselier en question ne renvoie pas à la connaissance du lecteur quant à la fabrication des meubles, mais bien au poème précédent, qui s’ouvre par la phrase : « Le bois du vaisselier est cloué à la manière des planches de la coque du bateau […]. » Le destin scellé évoque donc le vaisselier et le vaisselier est lui-même comparé au bateau. Ce type de procédé participe à l’impression de grande cohérence qui se dégage de La Vigie.

Terminons en donnant la parole à l’auteur et en citant le début d’un poème qui me semble particulièrement réussi, choisi à la fin du livre, là où la verve lyrique de Thomas Vandormael s’exprime le plus librement :

Nous n’apprenons pas à nous délester de la vie qui nous entoure, de celle qu’on a eue, de celle qu’on aura, de celle qu’on aurait voulu avoir. Nous ne savons rien de l’arraison d’un bateau.

Nous n’apprenons pas à n’avoir qu’une vie.

Nous n’apprenons pas à décevoir, nous n’apprenons pas à voir flétrir les ambitions des autres, à casser leurs cils par amour, à prendre la nudité pour ce qu’elle est. Pourtant l’on voit passer toutes sortes de choses : le bois brûlé, les orteils dans la soie, le verre partagé, l’or et la croix, la séduction et le pain.

Nous n’apprenons pas, ma sœur, ma petite sœur, à n’avoir aucune chance. […]

 

Laurent Demoulin
Février 2016

 

 

 

crayongris2Laurent Demoulin enseigne la littérature contemporaine à l’ULg. Il est en outre conservateur du Fonds Simenon. Auteur pluriel, il publie aussi bien de la critique journalistique que des études universitaires (particulièrement au sujet des écrivains Georges Simenon, Francis Ponge, Eugène Savitzkaya et Jean-Philippe Toussaint), des préfaces que des postfaces, des pamphlets que des nouvelles, en revue, au sein d'ouvrages collectifs, ou sous forme de livres. Sa préférence va sans conteste à la poésie.



 

 

Thomas Vandormael, La Vigie, Liège, Tétras Lyre, collection « Lyre sans borne », 2015.