Des conditions d'invention du poème en prose

En regardant de près les Petits poèmes en prose tels qu'ils sont publiés dans la presse du temps, on découvre qu'ils participent étroitement d'une poétique qui tire une bonne part de sa modernité de l'écriture de presse, Baudelaire inventant ce que l'on pourrait appeler la poésie-feuilleton, pendant ironique de ce que La Presse de Girardin avait créé en 1836 en matière de roman, si du moins, ce projet avait pris corps et donné lieu à un minimum de postérité, ce qui n’a pas été le cas.  Telle est la lecture que l’on peut faire du feuilleton de La Presse du 26 août 1862 qui a publié neuf « Petits poèmes en prose » de Baudelaire, précédés de la fameuse lettre-dédicace à Arsène Houssaye, sorte de prototype du volume de 1869. Cette lettre met le doigt de façon certes détournée sur les « commodités » du genre inventé :

«Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi, et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier.»

Quels sont ces avantages ? Ils sont de deux ordres, correspondant à la distinction que faisait Valéry entre la « partie physique » et « l’industrie du Beau », mais aussi à l’esprit de la grande presse à laquelle appartiennent entre autres La Presse et Le Figaro. D’une part, l’auteur, l’éditeur et le lecteur trouvent dans ce « procédé » une identique liberté — chacun prend ce qu’il veut, sans rien perdre ; idéalement sans doute, le poème en prose est doté d’une étrange autonomie qui autorise la fragmentation sans dénaturer le sens ; la fragmentation et « les soubresauts de la conscience » que Baudelaire évoque ne sont évidemment pas étrangers non plus à l’esthétique mosaïcale que la page du journal moderne met en place. Liberté, mais aussi économie : ironiquement, Baudelaire prend la mesure des nouvelles pratiques de lecture qui voient le jour sous le Second Empire avec l’essor de la presse moderne, nous l’avons dit. Mais l’avantage le plus décisif, quoique implicitement induit par Baudelaire dans cette lettre, est et reste esthétique : le poème en prose transgresse les frontières entre les genres. Lorsqu’il évoque la possibilité de se passer du « fil interminable d’une intrigue superflue », il touche du doigt la puissance de ce nouveau genre de damer le pion tout à la fois au roman et à la poésie versifiée et du coup met en valeur son haut degré de rentabilité performative — faire court et dire tellement plus et mieux. Ainsi conçu, le poème en prose serait le réceptacle idéal d’une écriture dépourvue de toute narrativité et de toute poéticité, une forme qui engendrerait ses propres règles de signifiance au-delà de toute codification préétablie :

«Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience23

On le voit d’emblée : l’invention du poème en prose est inséparable, d’une part, de l’essor du journal, dont il est un pur produit — l’équivalent poétique du roman-feuilleton — et, d’autre part d’un métadiscours qui en démultiplie le caractère à la fois original, novateur et prometteur — ce n’est pas un hasard si le genre a connu le succès que l’on sait jusqu’à la fin du symbolisme (jusqu’à Max Jacob, en fait, qui s’en réappropriera le brevet dans sa préface du Cornet à dès, en 1917). Il devient du coup l’emblème par excellence d’une littérature (y compris romanesque : voir l’idéalisation qu’en fait des Esseintes dans À rebours) à la fois moderne, pure et idéale. Pied de nez aux élucubrations modernisantes d’un Maxime du Camp (auteur des Chants modernes, en 1855), mais aussi au significatif refus d’inventer quoi que ce soit qui sous-tend la poétique parnassienne, enfermée dans ce que Benjamin appelle sa « théologie négative24. » En fait, ce que Baudelaire reconnaît c’est que la forme même du genre qu’il invente est étroitement liée à ce qu’il appelle dans la même préface « la fréquentation des villes énormes ». Astucieusement, en quelques paragraphes programmatiques, Baudelaire fait donc d’un genre ou d’une forme l’expression idéale de la modernité.  Cette forme, il ne la nomme qu’à peine dans sa préface avec l’appellation «  prose poétique », préférant les termes d’ « ouvrage », de « combinaison », de « procédé », de « travail », de « modèle » et de « projet », ou encore, à la fin, ce « quelque chose » ajoutant même entre parenthèses : « (si cela peut s’appeler quelque chose) ».  Il est vrai que cette modernité se trouve présente dans ce projet à plus d’un plan : poétique, on l’a vu : le poème en prose se doit d’être court, suggestif, rythmé, générant ses propres effets prosodiques ; thématique et imaginaire : il s’offre comme une cartographie de la ville moderne tout en étant le creuset d’un imaginaire de la cruauté, de la violence physique et mentale, ainsi que le lieu d’expression privilégié du désenchantement de l’artiste25 ; technique et médiatique, enfin : il adopte le journal dans son mode de production, se montrant capable de prendre une place aussi enviable que celle occupée par le roman ou la critique dans le feuilleton au rez-de-chaussée de la une, comme c’est le cas avec la livraison de La Presse du 26 août 1862.

 

***

Convenons donc, pour conclure, que le poème en prose, est un produit littéraire extrêmement marqué. Il n’a pu faire sens qu’en regard de l’autonomisation du champ littéraire moderne dont il est la manifestation textuelle idéale et emblématique, bien davantage d’ailleurs que le vers libre ou que le monologue intérieur avec lesquels il partage une semblable visée émancipatrice. Il n’est certainement pas indifférent que ce soit les écrivains les plus en rupture avec les institutions qui se sont montrés les plus prompts à le valoriser, du moins à l’explorer : Baudelaire — et avant lui quelques petits romantiques —, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé. Chez eux, le poème en prose aiguise le fantasme de la création d’un genre nouveau, autonome, qui fonctionne sur son absence de règles, casse les codes en vigueur, tourne le dos à l’histoire. Un genre « [sans] queue ni tête. Tout […] tête et queue », pour reprendre l’expression de Baudelaire, qui aura eu la faculté subversive de décloisonner les classes de textes et d’introduire l’hybride dans des formes canoniquement bien étanches. Qu’importe au fond que le poème en prose soit un genre ou non : il apparaît dans l’histoire de la poésie du 19e siècle comme une chimère féconde qu’on porte on ne sait pourquoi sur le dos — à l’image de celles que l’on rencontre dans le Spleen de Paris et qui intriguent tant le flâneur :

«Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher26

 

 Jean-Pierre Bertrand
Janvier 2016

crayongris2Jean-Pierre Bertrand enseigne la littérature des 19e et 20e siècles et la sociologie de la littérature à l’université de Liège. Il s’est notamment spécialisé dans l’histoire des formes littéraires au 19e siècle et a publié en 2006 avec Pascal Durand La modernité romantique. De Lamartine à Nerval  (Impressions nouvelles) et Les Poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire (Seuil). Son dernier ouvrage, Inventer en Littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique, est paru en novembre 2015.


 


23 Baudelaire, op. cit., p. 275-276.

24 « L’œuvre d’art… », articlé cité, p. 281. « théologie négative sous la forme de l’idée d’un art ‘pur’, qui refuse non seulement toute fonction sociale, mais encore toute évocation d’un sujet concret. »

25 Voir sur ces thèmes les intéressantes propositions de lecture de Steve Murphy dans Logiques du dernier Baudelaire. Lectures du Spleen de Paris, Paris, Champion, 2003.

26Charles Baudelaire, « Chacun sa chimère », dans Le Spleen de Paris, op. cit.,p. 31.

Page : previous 1 2 3 4