Des conditions d'invention du poème en prose

La prose vs le vers

portOn vient de le rappeler : Baudelaire considérait son Spleen de Paris comme le « pendant » des Fleurs du mal. En 1866, alors qu’il n’en finit pas d’achever son recueil, il pense même l’intituler Le Spleen de Paris (pour faire pendant aux Fleurs du mal10). Toutefois, autant le recueil de vers entend percer un boulevard haussmannien dans « les provinces les plus fleuries du domaine poétique11 », autant les Petits poèmes en prose se tournent vers le passé récent, et affichent la dette qu’ils contractent à l’égard de Gaspard de la Nuit dont Baudelaire dit, avec la fausse modestie qui le caractérise, qu’il modernise le propos. Gigantesque paradoxe : d’un côté, des vers qui entendent mettre un terme au romantisme ; de l’autre de la prose qui se dénie tout projet d’originalité. Ce paradoxe est d’apparence, et dans le mot « limite » il y a « imite ». En fait, il convient de lire le double projet baudelairien interactivement, et de considérer, comme il l’a fait lui-même, le jeu sur le passage du vers à la prose et vice-versa. Non pas que celle-ci soit censée dissoudre celui-là, mais bien parce que désormais il apparaît possible de faire éclater les codifications littéraires. La force instauratrice du poème en prose de Baudelaire doit donc se comprendre en regard du « pendant » versifié des Fleurs du mal, non pas pour faire apparaître ce qui se transforme d’une écriture à l’autre — ce qui ne peut conduire qu’à des comparaisons déceptives —, mais bien pour interroger le « passage à la limite » que les deux recueils ont occasionné. Ce passage, il peut être synthétisé comme suit : les Petits poèmes en prose seraient le pendant formel de l’hérésie thématique et imaginaire des Fleurs du mal. Un scandale qui n’a pas entraîné de procès parce que tout entier dans le code, mais qui aura donné à toute l’avant-garde de la seconde moitié du siècle l’occasion de fixer son idéal d’art pur sur un genre incapable, avant Baudelaire, de se doter de généricité. Ce dont témoigne partiellement et en mineur une lettre de 1866 : « Je suis assez content de mon Spleen. En somme, c’est encore Les Fleurs du Mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de détail, et de raillerie12 ».

C’est au cœur de ces paradoxes superposés et croisés dont la pratique de l’écriture baudelairienne a été le lieu qu’est née la mythologie fondatrice du poème en prose moderne. Ni Bertrand ni Rabbe, qui ont pourtant assez bien réussi dans le genre, n’aurait pu fonder une telle rupture, car elle engage bien d’autres choses qu’un combat littéraire : en fait, c’est toute l’histoire d’après 1848 que refoule et exprime Baudelaire dans son rapport oxymorique au monde et à la littérature. Pour détourner le titre du beau livre de Dolph Oehler, Baudelaire c’est aussi de la forme contre l’oubli13. En faisant du dispositif langagier de la poésie l’enjeu de toute la littérature à venir, il a doté l’écrivain bourgeois d’une écriture de la négativité, symétriquement à ce qui s’est passé au même moment avec Flaubert pour le roman.

 

Un genre inventé par et pour la presse

La modernité baudelairienne du poème en prose n'est pas qu'abstraite ou théorique : elle est aussi technique, et correspond dans l'usage que Baudelaire a fait du genre à une audacieuse intégration du journal dans la poésie, même si l’on sait, comme l’a montré Nathalie Vincent Munnia que la « période 1829-1834 est celle des toutes premières parutions […] des poèmes en prose en périodiques14. »

Notre appréhension des Petits poèmes en prose comme ensemble homogène relativement structuré, vient essentiellement de sa publication posthume en volume, en 1869. Certes, tout au long de la dizaine d’années durant lesquelles ces poèmes se sont écrits et publiés, Baudelaire n’a eu de cesse d’entrevoir que ces « bagatelles » devraient aboutir à un livre, « un livre plus singulier, écrit-il à sa mère en mars 1865, plus volontaire du moins, que les Fleurs du Mal, où j’associerai l’effrayant avec le bouffon, et même la tendresse avec la haine15 ». Néanmoins il faut se garder, comme l’a récemment souligné Jacques Dupont, d’une fétichisation et du titre et de l’œuvre, laquelle demeure avant toute chose un work in progress, sujet à caution, rempli d’incertitudes quant à son statut dans l’intention de Baudelaire et dont la composition posthume est principalement le fait des éditeurs, à commencer par Banville et Asselineau16.

Outre le fait qu’elle permet de suivre le devenir d’un livre, l’approche médiatique permet de mesurer les interactions que le volume fini reçoit de sa pré-publication dans la presse. On verra que celle-ci est bien davantage qu’un simple support de diffusion : les Petits poèmes en prose ne seraient pas ce qu’il sont s’ils n’avaient subi le « formatage » du journal. Illustration assez parfaite (quoique ironique) de l’influence du journal sur les poétiques littéraires, ainsi que l’a montré Marie-Ève Thérenty : « L’innovation du journal ne se limite pas à une simple question de support. Le journal induit également une mutation du système d’écriture. Celle-ci s’avère fortement contrainte par une matrice journalistique impérative fondée autour de quatre principes stables dans leur essence : la périodicité, la collectivité, l’effet-rubrique […] et l’actualité17. »

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les 50 poèmes en prose (plus la dédicace) du recueil ont fait l’objet de 73 publications dans 15 périodiques différents18 de 1857 à 1867. Différents quant à leur mode de publication, mais aussi leur ligne politique et éditoriale. Par sa stratégie d’essaimage, Baudelaire prend le pli d’une nouvelle culture médiatique et journalistique : free lance, il investit de ses proses des tribunes très diverses, les plus à la pointe comme les plus conservatrices, comme la Revue de Paris, rivale de la Revue des Deux-Mondes, et foyer d’un journalisme vénérable depuis la Restauration. Que ses poèmes figurent au rez-de-chaussée de la Presse fondée par ce grand entrepreneur que fut Émile de ArseneHoussayeGirardin est significatif de cette volonté d’inscrire le poème dans la modernité médiatique et de lui faire subir le même sort qu’au roman, en le plongeant dans l’essor que connaît le journal moderne depuis 1836, avec notamment l’invention du roman-feuilleton dans un souci purement commercial de divertir et de vulgariser. Baudelaire, de ce point de vue, aurait inventé la poésie industrielle, pour reprendre en la détournant la formule de Sainte-Beuve. Bien évidemment, il y a pour Baudelaire comme pour la plupart des écrivains de sa génération une opportunité éditoriale et pécuniaire dans cette alliance que d’aucuns jugeront contre-nature entre la presse et la littérature.Mais ce n’est pas qu’affaire de gains. Baudelaire devine rapidement qu’il y a là matière à placement autrement symbolique : « Votre idée de placer les choses alternativement dans L’Artiste et La Presse me sourit beaucoup », confie-t-il au directeur littéraire de ces deux organes, Arsène Houssaye, au moment où il rassemble ses notes pour sa candidature « trop fantastique pour être possible19 » à l’Académie. À de nombreuses reprises, il insiste sur la nécessité d’une publication « de mois en mois moitié à l’Artiste, moitié à La Presse20». Et ce n’est pas sans malice qu’il savoure, au fil de ses publications dans la presse, les effets répulsifs de ce qu’il appelle tantôt ses « élucubrations », tantôt ses « petites babioles » en prose : « ce sont des horreurs et des monstruosités qui feraient avorter vos lectrices enceintes », écrit-il à Louis Marcelin21, le fondateur (en 1862) de La Vie parisienne; au libraire Julien Lemer, il avoue la même année que sur cinquante poèmes en prose, il y en a « vingt inintelligibles ou répulsifs pour le public d’un journal22 ».

Arsène Houssaye vers 1878 par Étienne Carjat
Harvard Art Museum/Fogg Museum
 

 
 

10 C, II, p. 566 et 591.

11 Projet de préface des Fleurs du mal, in Œuvres Complètes, I, éd. Cl. Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 181.

12à Jules Troubat, 19 février 1866, C, II, 615.

13 Dolph Oehler, Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848, Payot, 1996.

14 Nathalie Vincent-Munnia, Les Premiers Poèmes en prose, généaliogie d’un genre, Champion, 1996, p. 422.  Pour une perspective plus archéologique, voir Christian Leroy, La Poésie en prose française du XVIIe siècle à nos jours. Histoire d’un genre, Champion, « Unichamp-Essentiel », 2001.

15 C, II, 473

16Jacques Dupont, « Le Spleen de Paris, une fiction critique? », L’Année Baudelaire, n°16,  2013, p. 41-45. Dupont suggère de concevoir le recueil comme appartenant à la catégorie de livres « imaginaires » (comme l’est celui de Mallarmé), p. 45.

17Vaillant, « Le journal, creuset de l’invention poétique », dans Presse et plumes, journalisme et littérature au XIXe siècle, qui rappelle que le poème dan le journal doit être « bref », s’imposer par la « force de l’image » ainsi que par son haut degré d’ « ironie ». p. 336

18 Selon ce détail : La Presse : 19 ; Revue nationale et étrangère : 13 ; Revue fantaisiste : 9 ; Le Présent : 6 ; Le Figaro : 6 ; Nouvelle Revue de Paris : 6 ; L’Artiste : 3 ; Le Boulevard : 2 ; La Vie parisienne : 2 ; Revue du XIXe siècle : 2 ; L’Evénement : 1 ; La Semaine de Cusset et de Vichy : 1 ; L’Indépendance belge : 1 : La Petite Revue : 1 ; Le Grand Journal : 1.

1920 décembre 1861, C, II, 196.

20 à Poulet-Malassis, fin déc. 1861-début janv.1862, C, II, 213]

21 15 janvier 1865, C., II, 465.

22 13 octobre 1865, C., II, 534.

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