Des conditions d'invention du poème en prose

L'invention du poème en prose

BaudelaireVenons-en à Baudelaire et au poème en prose. Jacques Dubois l’avait noté : avec le roman policier, le poème en prose est le seul genre inventé par la modernité5. Nous n’évoquerons pas le policier parce que nous ne nous occupons que des inventions paradigmatiques, le policier étant une variante syntagmatique, certes spécialisée, du roman-feuilleton. Le poème en prose, en revanche, est véritablement une invention au plein sens du mot, qui doit son institution à un discours, fût-il pour le moins mêlé, et à une technique, elle aussi pour le moins équivoque, voire oxymorique. Pour bien comprendre le rôle de Baudelaire dans l’institution de ce genre, il convient dans un premier temps de rappeler comment le poète l’a façonné, en l’extrayant des restes ou des marges du romantisme. Nous verrons ensuite les effets que le dispositif « poème en prose » a reçus de ses relations à un « pendant » d’un autre type : son mode de publication dans la presse.

spleenEn effet, le Spleen de Paris met au grand jour deux questions cruciales qui sont au cœur des transformations de la modernité littéraire dans les années 1850-1860 : celle d’un genre, tout d’abord, le poème en prose — la modernité, depuis le romantisme, n’a pas encore le sien, ce que Baudelaire a compris ; celle de la relation difficile qui se noue entre presse et littérature, ensuite. Le roman depuis la création du feuilleton n’a pas eu trop de mal à se faire une place dans la production médiatique, qui l’a d’ailleurs lancé sur de nouveaux modes d’écriture et de réception : qu’en est-il au juste de la poésie, genre apparemment inconciliable, et par la forme et par le sens, avec le quotidien ? Baudelaire, avec ses Petits poèmes en prose, apporte à ce sujet une réponse qui, loin de sacrifier la chose littéraire aux impératifs commerciaux de la presse, a su tirer profit des contraintes du journal. La promotion — l’invention — du poème en prose moderne, que la postérité lui attribuera, n’est compréhensible qu’en regard de ce contexte qui fait la part belle à la toute-puissance du journal dans les mécanismes de la production littéraire, avec les craintes que l’on devine (une sorte de « ceci tuera cela » d’un nouveau type), mais aussi des espérances inattendues (ne serait-ce que parce que le métier d’écrivain-journaliste procure une relative sécurité professionnelle).

Mais pour Baudelaire, la prose dans la presse est surtout un passage à la limite, de l’espèce ce ceux qu’il préfère : « […] je crains bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie », écrivait-il en 1859 à propos des « Sept vieillards6». C’est bien de ce passage et de cette transgression qu’il s’agit, plus radicalement encore, avec le Spleen, œuvre-limite dans tous les sens du terme, mais dont on se gardera de dire qu’elle dépasse esthétiquement les Fleurs ni même qu’elle inscrive la Poésie dans un processus d’achèvement7 — c’est tout le contraire qui se passera à partir de Baudelaire : trop dialecticien pour qu’on le réduise à une aussi sommaire opposition, le poète a produit une œuvre en deux, ce qui signifie que les Fleurs et le Spleen sont mutuellement coextensifs.

Au fond, ce qui a fasciné Baudelaire dans le poème en prose, c’est à la fois son caractère fondamentalement oxymorique et sa dimension purement conceptuelle. Un genre qui, en raison de ses virtualités émancipatrices mais surtout de son statut aporétique, a fait rêver bon nombre de poètes de la modernité. Considérons donc que c’est Baudelaire qui a lancé, sans en être dupe, sinon une mode, du moins ce concept qui aura fait recette dans le discours avant-gardiste de la seconde moitié du siècle.

 

Point de départ

Gaspard de la nuit - Félicien RopsLa stratégie était simple, encore fallait-il y penser : sauver de ce qu’on pourrait appeler l’Ancien régime de la littérature — le romantisme — une forme déjà bien attestée chez les petits romantiques : Bertrand, Rabbe, Borel, Guérin essentiellement. En reprenant à l’histoire le poème en prose, Baudelaire a fait passer cette forme du statut de fantaisie, qui est le sien à l’époque romantique, à celui du genre par excellence du devenir poétique. Alphonse Rabbe, Aloysius Bertrand et Maurice de Guérin sont à coup sûr trois « petits romantiques8 », sans doute les trois qui échappent le moins à l’oubli parce qu’ils ont en commun d’avoir sinon inventé du moins préparé une forme littéraire, le poème en prose. Certes, en raison de la publicité que Baudelaire lui a faite, Aloysius Bertrand vole la vedette à ses deux confrères, mais c’est là un pur accident de l’histoire littéraire, provoqué par le poète du Spleen de Paris, soucieux de promouvoir ses « Petits poèmes en prose » en regard d’une référence anticipatrice qui s’apparente tout autant à une reconnaissance de dette qu’à un déclassement. À propos de Gaspard de la Nuit, Baudelaire se contentera en tout et pour tout de dire (à trois reprises seulement, et à un seul destinataire, Arsène Houssaye) :

«Mon point de départ a été Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, que vous connaissez sans aucun doute; mais j’ai bien vite senti que je ne pouvais pas persévérer dans ce pastiche et que l’œuvre était inimitable.»

Le propos de cette lettre de Noël 1861 sera repris dans la fameuse lettre-préface qui ouvre Le Spleen de Paris, avec quelques modifications qui n’en changent pas fondamentalement le point de vue:

«C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.»

Félicien Rops, Frontispice pour l'édition de 1868
de  Gaspard de la Nuit  d'Aloysius Bertrand
 

Voilà un livre signalé par Baudelaire lui-même comme « point de départ » ou comme stimulus, ce qui signifie aussi qu’il appelle à créer autre chose que ce qu’il propose : manière bien baudelairienne et retorse de tirer de la légitimité d’une forme qu’il juge encore pétrie dans le mineur. Il parle d’un « pastiche », qu’on « feuillet[te] », « œuvre inimitable» certes, mais surtout totalement reléguée dans l’étrangeté de son époque (pourtant pas si lointaine : 1842), comme si cet épiphénomène éditorial ultraconfidentiel (« un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis ») appelait de ses vœux une grande œuvre, véritablement fondatrice d’un genre nouveau, le poème en prose que Baudelaire, par ironie ou par emphasis, qualifie aussitôt de « petit ». Antoine Compagnon rappelle à ce sujet que Sainte-Beuve, dès 1842, avait comparé le poème en prose à une autre invention emblématique de la modernité et vis-à-vis de laquelle Baudelaire s’est montré à la fois fasciné et irrité, la photographie ou plus précisément son prototype, le daguerréotype, qui comme le poème en prose, procède d’une « saisie sur le vif et de l’exactitude » et produit ce que le critique appelle des « imagettes », diminutif qui n’est pas sans annoncer l’adjectif « petit9 ».

 


 

 

5 Jacques Dubois, Le roman policier ou la modernité, Nathan, « Le Texte à l’œuvre », 1992, p. 48-49.

6 Lettre à Jean Morel, directeur de la Revue française, fin mai 1859, dans Correspondance, II, éd. Cl. Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 583 (abrégé en C, II, suivi de la page).

7 Ce passage à la limite a été étudié, notamment au départ de cette citation de Baudelaire, dans un chapitre intitulé « La fin de la poésie » par Jérôme Thélot, Baudelaire. Violence et poésie, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1993, pp. 449-484.

8Auxquels il conviendrait d’associer Xavier Forneret, auteur en 1838 de Vapeurs, ni vers ni prose, cependant écrits en vers.

9  Antoine Compagnon, Baudelaire l’irréductible, Flammarion, 2014.

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