Des conditions d'invention du poème en prose

bertrand

En 1790 s’est créée en France une « Société des inventions et découvertes » dont le but était de réguler le marché prometteur de l’invention par la délivrance et le dépôt de brevets1. Deux lois importantes à cet égard ont été promulguées par la suite : celle du 7 janvier 1791 et celle du 5 juillet 1844, qui régissent l’obtention d’un brevet sous forme contractuelle entre l’inventeur et l’État dans une société qui, à l’instar de l’Angleterre, entend prendre le pas de l’industrialisation (plusieurs modifications ont été apportées dans le sens d’un assouplissement, notamment des taxes, au moment des grands expositions universelles, dès 1855). Toute découverte ou invention — la loi de 1844 a été d’application jusqu’en 1968 — devant remplir deux conditions : « être nouvelle et avoir un caractère industriel » (Galvez-Behar, p. 30), ce qui exclut d’office le brevetage des découvertes purement théoriques et scientifiques.

Quel rapport, dira-t-on, avec l’invention d’un genre, le poème en prose ? Bien évidemment, aucun écrivain n’a jamais déposé de brevet d’invention. Aucun écrivain ne figure dans les nombreux dictionnaires des inventeurs ; à l’exception de Charles Cros signalé sur le plan funéraire du cimetière de Montparnasse comme « inventeur et écrivain », mais pour une invention qui n’est pas littéraire.

Le but de la présente réflexion est d’indiquer que la logique qui prévaut en art est peut-être héritière de ou même homologue à celle qui prévaut dans les autres domaines d’activité, qu’elles soient scientifiques, techniques ou encore économiques, et ce, de manière organisée depuis la fin du18e siècle. Pour le dire autrement : si l’on invente en science, que signifie le processus en art et plus particulièrement en littérature ? La logique qui est au cœur de l’invention intellectuelle, scientifique ou autre, est-elle rapportable à ce qui se passe en littérature ? On verra que si les modèles scientifiques éclairent les mécanismes qui président à l’invention littéraire, ils ne peuvent en aucun cas se superposer à ce qui se produit dans la pensée du neuf en littérature.

Car la question de l’invention est aussi esthétique. Elle émerge dans la littérature philosophique au 18e siècle notamment pour détrôner les deux dogmes rivaux de l’imitation et de l’imagination.

Trois moments significatifs à cet égard :

1.  le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, où d’Alembert rapproche de manière prophétique le « géomètre » et le « poète », Archimède et Homère : « L’imagination dans un géomètre qui crée, n’agit pas moins que dans un poète qui invente », écrit-il d’entrée de jeu ;
2. le fameux poème de Chénier, « L’Invention » (1786-1787) — Chénier qui place la nouveauté plutôt du côté de la pensée que de la forme qu’elle adopte ; le vers est bien connu : « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques » ;
deStael3. mais surtout avec l’affirmation du concept de Littérature par Germaine de Staël : précisément en 1800, avec De la Littérature s’ouvre une ère nouvelle pour la production du neuf littéraire, une ère qui fait la part belle au régime de l’invention, même si le mot ne s’enracine guère dans le discours des « inventeurs littéraires » parce qu’il lui est préféré celui, plus romantique et sacré, de création ou d’imagination créatrice. Le mot sera pleinement assumé à la fin du siècle, par Rimbaud qui n’a pas pensé qu’à réinventer l’amour (« je suis un inventeur autrement méritant »), puis au début du 20e, par Apollinaire qui le place au cœur de sa pensée critique et de sa lutte pour un « Esprit nouveau » et, enfin, par les surréalistes qui en feront un principe créateur à part entière.

C’est à l’émergence et au déploiement du concept d’invention dans la littérature que s’est attelé l’ouvrage que je viens de terminer et dont je voudrais présenter les grandes lignes en me centrant sur les questions théoriques et méthodologiques qui se sont posées à l’analyse des cinq inventions littéraires qui ont été abordés, à savoir2 : le poème en prose, le vers libre, le monologue intérieur, le calligramme (et le poème conversation), enfin, l’écriture automatique.

 

Questions de théorie et de méthode

Comment appréhender les modèles que je convoque, essentiellement scientifiques ? Comment entrecroiser ce qui se dit à propos d’invention au sens large et en littérature ? La première démarche est de rappeler à grands traits les questions que pose la dynamique de l’invention. Je me suis essentiellement fondé sur les travaux de Judith Schlanger qui a proposé une véritable systématique du processus, partant d’une question simple mais aux suppositions complexes : « Comment peut-on inventer dans la pensée ? Comment est-il possible de concevoir dans l’ordre intellectuel quelque chose de nouveau qui soit communicable3 ? » Cette question, il s’est agi de la réfléchir sur la littérature et son discours, ce qui pourrait se formuler comme suit : « qu’est-ce qu’inventer en littérature ? Comment est-il possible de concevoir du neuf en littérature ? » On voit d’emblée que la question de l’objet n’est pas primordiale, même si la présence de l’objet inventé est indissociable de son discours.

J’ai procédé en trois temps : tout d’abord, un survol historique du concept d’invention, dans ses relations aux autres concepts esthétiques qui lui sont concurrents, ceux d’imitation et d’imagination ; ensuite, une tentative de conceptualisation de l’invention en littérature par appariement des problématiques qu’elle soulève en sorte d’assortir le concept d’un champ notionnel le plus circonscrit possible ; enfin une analyse des cinq inventions littéraires désignées ci-avant, analyse au sens strict, c’est-à-dire technicien et formel.

En ce qui concerne le champ notionnel de l’invention, je ne peux ici que citer les appariements en question, et qui corrèlent le concept à une série de neuf notions dont j’ai réfracté la problématique sur l’invention en littérature : invention et découverte, invention et histoire, invention et crise, invention et originalité, invention et progrès, invention et discours, invention et controverse, invention et technique, invention et forme. On notera aussi la forte corrélation qui s’instaure entre les paramètres retenus : l’invention littéraire (qui ne tient en rien de la découverte) se pense et se pratique certes historiquement, mais son discours fait fond de situations de crise dans lesquelles se renégocient des valeurs (l’originalité, le progrès) en jeu et en lutte (les querelles) que portent symboliquement les formes et les techniques inventées.

Le projet est alors de comprendre la configuration et les enjeux de ces « champs problématiques », porteuses que sont les inventions dans leur discours de toute la mémoire des questions qu’elles soulèvent : « Une proposition neuve, écrit J. Schlanger, n’est compréhensible, n’est audible qu’en fonction d’une problématique, soit qu’elle y contribue en la modifiant, soit qu’elle permette d’en sortir4. »

 


 

 

1 Voir Christiane Demeulenaere-Douyère dans Documents pour l’histoire des techniques, n°17, 1er semestre 2009, « L’invention technique et les figures de l’inventeur, XVIIIe-XXe siècles».  Voir également, pour un aperçu plus large, Gabriel Galvez-Behar, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922), Presses universitaires de Rennes, 2008 qui rappelle utilement et avec beaucoup de minutie le cadre juridique de l’organisation de l’innovation au XIXe siècle.

2Jean-Pierre Bertrand, Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique, Paris, Seuil, « Poétique », 2015.

3 Judith Schlanger, L’invention intellectuelle, Fayard, 1982.

4 J. Schlanger, L’invention intellectuelle,  op. cit., p. 228.

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