Umberto Eco, Numéro zéro

ecoÀ «cinquante ans bien sonnés», le bilan que fait de sa vie Colonna, le narrateur, n’est pas des plus glorieux. Ce «perdant compulsif», aux dires de sa femme qui l’a quitté après deux ans de mariage, a vécu «en faisant l’écrivaillon». Il a été successivement critique théâtral dans des quotidiens locaux, correcteur d’épreuves (notamment d’une encyclopédie), rédacteur de notes de lecture pour une maison d’édition, nègre pour un auteur de romans noir… Tout en nourrissant un rêve, «celui de tous les perdants : écrire un jour un livre qui [lui] apporterait gloire et richesse». Le boulot qui lui est proposé, en ce jour d’avril 1992, va encore un peu plus retarder le moment d’y parvenir : pendant un an, contre une généreuse rémunération – au noir –, il doit en effet tenir le carnet de bord d’un journal… qui ne paraîtra jamais (ce que ses rédacteurs ignorent). Les douze numéros zéro devraient en effet permettre à son commanditaire d’intégrer les milieux de la finance, de la banque et/ou de la presse en leur prouvant que, s’il paraissait effectivement, il pourrait leur nuire en révélant certaines malversations. Domani, nom de ce canard mort-né animé par une demi-douzaine de journaleux, parle non de ce qui est arrivé la veille – les télévisions et les autres journaux suffisent pour cela – mais de ce qui va advenir en échafaudant, à partir des faits d’actualité, des scénarios possibles et plausibles. Mais de manière rétroactive, si l’on peut dire: les dates de «parution» correspondent en effet aux lendemains de jours où se sont réellement produits des événements importants dont Domani raconte les suites comme s’il les supposait avant tout le monde (alors qu’elles ont eu lieu et sont donc connues). Montrant ainsi, de façon totalement absurde, qu’il serait capable de faire de même aujourd’hui.

L’un des journalistes, adepte des théories du complot, convaincu que tout le monde ment, journaux, historiens et télévision, au point de verser dans une étrange paranoïa (il est persuadé que tous les fabricants d’automobiles se sont ligués pour qu’il ne puisse en acheter une seule), avoue au narrateur être sur un scoop à «cent mille exemplaires», de la «dynamite»: Mussolini n’a pas été fusillé par des partisans en avril 1945 et a été remplacé par un sosie. Après s’être réfugié au Vatican, le Duce a été exfiltré en Argentine d’où il a été utilisé pour contrer «une révolution communiste ou une attaque soviétique». Il a été notamment lié à Stay Behind, une structure paramilitaire secrète active en Europe (OAS, coup d’État des colonels en Grèce, tentative d’assassinat de Jean-Paul II, Loge P2, etc.) et à l’organisation Gladio financée par la CIA. Mais ce journaliste est retrouvé mort et Colonna lui-même ne se sent plus en sécurité.

Ironique, divertissant, ce bref roman possède une double entrée: la critique mordante d’une certaine presse et de sa fabrication, d’une part, un panorama de l’histoire italienne de ces dernières décennies, d’autre part. Le tout traité de manière légère, assez désinvolte, mais toujours érudite. (Grasset)

Voir aussi : Umberto Eco

 

Sorties de presse des ULgistes - automne 2015
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