Alecia McKenzie, Terminus

Terminus

Alecia McKenzie
Traduit de l’anglais par A. Ahl et A. McKenzie

 

Le fou la bouscula sur le chemin de l’école. Le terminus était bondé et beaucoup de gens virent l’homme arrêter de fouiller dans une poubelle et se précipiter sur elle pour la frapper sur l’épaule.

« Mais Seigneur Dieu, regardez un peu comment cette espèce d’aliéné reluque la petite et salit sa belle blouse blanche, vous avez vu? » lança une vendeuse de rue bien grasse.

Jeri venait juste d’avoir dix-sept ans ce jour-là. Elle avait particulièrement soigné son uniforme qui était immaculé avant qu’il ne la heurte. L’homme était devant elle et la fixait avec un large sourire. Elle avait envie de lui donner une bonne gifle, mais sa crasse la répugnait. Il était difficile de dire quelle était la couleur réelle de sa peau, car elle était couverte d’une substance qui ressemblait à de la graisse noire. Ses cheveux étaient emmêlés et sales, ses pieds nus. Il n’avait pas de chemise, et de son pantalon noir effiloché, il ne restait qu’un pagne. Il puait.

Jeri l’avait déjà vu – ainsi que d’autres comme lui – au terminus, toujours occupé à chercher de la nourriture dans les poubelles. Elle ne les avait jamais regardés en face. Les fous peuvent se révéler dangereux. Elle se demanda pourquoi celui-ci avait choisi de s’attaquer à elle ce matin-là. Mais quand elle vit ses yeux injectés de sang fixer les siens, elle n’osa pas poser la question. Elle s’éloigna rapidement et se joignit à la foule qui se bousculait pour entrer dans le bus qui venait juste d’arriver. Une fois à l’école, elle parla de l’homme à son amie Arlene qui lui dit : « Y en a des tas comme lui là-bas maintenant, tu sais. Ma mère dit que c’est parce que les temps sont durs, mais mon père jure que c’est à cause du cannabis. Tous ces gens que tu vois en fumer de nos jours, eh bien, certains deviennent fous furieux. »

Elle regarda Jeri. « T’en as déjà fumé ? » Jeri fit signe que non de la tête.

« Mon frère dit que ça te fait te sentir super bien », ajouta Arlene.

Le lendemain, le fou était de nouveau au terminus. Elle essaya d’éviter de le regarder mais elle était consciente de chacun de ses gestes. Il fouillait dans les déchets et fourrait dans sa bouche tout ce qu’il trouvait à manger. Quand il en eut avalé assez, il s’avança vers Jeri. Les gens le regardaient et s’écartaient, certains se bouchant le nez. Jeri s’éloigna comme les autres, tentant de le semer ; mais il suivait chacun de ses pas, un sourire de dingue figé sur ses lèvres. Le jeu dura cinq minutes, ensuite la crainte de Jeri se transforma en colère. Décidant de ne plus l’éviter, elle s’arrêta devant Mother’s Patty Shop, au coin du terminus, et lui fit face. Elle se raidit quand il l’approcha, mais il s’arrêta à un mètre et lui tendit la main.

« Vous en voulez ? », demanda-t-il. Le regard de Jeri alla lentement du visage de l’homme à sa main. Un morceau de pain noirci reposait dans sa paume.

Elle releva les yeux et fit non de la tête.

« J’ai déjà déjeuné. »

Son sourire s’effaça. Sa lèvre inférieure tremblait. Il se retourna et s’en alla.

Le lendemain, elle avait peur d’aller au terminus. Elle en parla à ses parents, et son père proposa de la conduire à l’école désormais. Mais comme il  devait être au travail à 7h30, elle arrivait une heure avant le premier cours. Elle s’accommoda d’arriver si tôt le reste de la semaine, mais le lundi suivant, elle préféra reprendre l’autobus.

Le fou eut un large sourire quand il la vit. Mais elle parvint à monter dans le bus avant qu’il ait pu approcher. Il essaya d’entrer dans le bus lui aussi, mais le contrôleur, un jeune homme trapu dont le cou était couvert de chaînes en or, lui donna un coup de pied dans la poitrine.

« Ne t’avise pas de monter dans mon bus avec ta carcasse puante », cria-t-il. Les passagers se mirent à rire, et le contrôleur frappa l’aile du bus pour signaler au chauffeur qu’il était temps d’y aller. Lorsque Jeri regarda par la fenêtre arrière, elle vit le fou courir derrière le bus. Les gens autour d’elle, serrés comme des sardines, se contorsionnaient pour voir la scène et beuglaient de rire. Ceux qui étaient à l’avant du bus pensèrent qu’une querelle avait éclaté comme chaque matin.

Le fou finit par s’arrêter tandis que le bus s’éloignait de lui, et Jeri passa le reste du trajet à haïr le contrôleur. Elle se promit de se montrer gentille avec le fou s’il était encore là le lendemain matin. Mais il n’y était pas.

Le King George Bus Terminus était une place rectangulaire dont tout le monde disait qu’elle était trop étroite, mais qui resterait ainsi pour toujours. Sur une des longueurs du rectangle se trouvaient Mother’s Patty Shop, un magasin Bata, la National Bakery et une grande pharmacie qui vendait des cartes postales, des bijoux, des jouets, des perruques, des boissons… tout sauf des médicaments, semblait-il.

En face du terminus se dressait le haut mur de briques rouges qui protégeait les quartiers locaux de la police. Parfois, des volutes de fumée s’élevaient au-dessus du mur lorsque les policiers brûlaient les sacs de cannabis qu’ils avaient saisis. Le terminus s'emplissait alors de l’arôme de cette herbe reconnaissable entre toutes. Une odeur qui rappelait à chacun des souvenirs différents. Pour Jeri, c’était le souvenir de la messe du dimanche, un autre encens pour un autre Dieu.

Les bus déboulaient toujours au terminus à toute allure, prenant le virage si brusquement qu’ils faisaient crisser leurs pneus pour venir s’arrêter le long du mur de la police. Ils arrivaient l’un après l’autre, invariablement en retard, et les gens venus de chaque coin du quadrilatère convergeaient vers eux en une masse frénétique. Les plus athlétiques grimpaient par les fenêtres tandis que d’autres jouaient des coudes et des genoux pour entrer. Le bon plan était de se placer derrière une personne robuste et de s’introduire dans son sillage. C’était la tactique que Jeri avait mise au point après une longue pratique ; elle ne devait plus dépenser d’énergie désormais.

Mais le fou lui procura un meilleur système.

Il réapparut au terminus trois jours après le coup de pied du contrôleur. Sale comme toujours, il portait maintenant une machette. Les gens s’enfuyaient quand il les approchait. Lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de Jeri avant qu’elle ne détourne le regard, il lui fit un léger signe de la main et afficha un large sourire. Elle transpirait tandis qu'il fouillait des yeux les sacs de déchets en face de la boulangerie avant de sautiller vers elle. Elle n’eut pas la force de s’enfuir et se tint là, tremblante, à le regarder s’approcher. Il s’arrêta à deux pas.

« Je vous ai manqué ?

– Oui, dit-elle doucement, comme à un ami. Que vous est-il arrivé ?

– J’ai été mal, même très mal.

– Et maintenant, vous allez bien ? Sa puanteur était insupportable.

 – Oui… » Les mots qui suivirent furent assourdis par les crissements d’un bus qui apparut au coin de la rue. Avant qu’il ne s’arrête, le fou partit en courant, levant sa machette en l’air. Les passagers qui voulaient monter le virent et se figèrent. Quand il atteignit la porte, il s’arrêta et fit signe à Jeri. Confuse et surprise, elle hésita un instant, puis elle s’avança lentement vers le bus, les épaules courbées de honte. Quand le fou se retira, laissant les autres reprendre leur ruée pour entrer dans le bus, elle sortit un livre de son sac et passa tout le trajet les yeux fixés sur la même page. Elle ne pouvait supporter d’entendre les rires et les moqueries à propos du fou.

« Ça doit être son petit ami », dit une voix et le bus entier rit à gorge déployée.

Les quelques jours suivants, Jeri fut chaque fois la première dans le bus, et cette scène au terminus devint familière, tout le monde ayant accepté son statut particulier avec beaucoup d’hilarité.

Jeri n’avait plus peur du fou, mais elle ne pouvait se faire au regard des gens et à leurs sourires en coin dès son arrivée au terminus. Quand ils la voyaient, ils le cherchaient aussitôt du regard. À une ou deux reprises, il ne se présenta pas et elle se demanda si ses bactéries ne l’avaient finalement pas tué. S’il ne se lavait jamais et s’il ne mangeait que des déchets pêchés dans les poubelles, comment pourrait-il survivre ? Son père lui dit qu’il avait probablement développé une immunité contre toutes les infections. Il s’inquiétait pour elle, mais elle l’assura que le fou ne lui ferait jamais aucun mal, il ne faisait que lui inspirer de la tristesse.

« Je ne sais pas quoi faire, tu comprends », expliqua-t-elle à Arlene à l’école. « Je suis vraiment désolée pour lui mais tout ça commence à me ronger les nerfs. Je n’arrive même plus à étudier. Il va me faire rater mes examens si ça continue. »

Mais Arlene, calme comme toujours, lui dit de ne pas s’inquiéter. « Chérie, y a des fous partout de nos jours. Tu vois les deux femmes, là – celles qui campent devant la grille de l’école ? Hier, Sœur Théresa est sortie pour leur dire de bouger de là, et elle a dû s'enfuir quand elles ont commencé à lancer toutes sortes de trucs sur elle. Elle a failli recevoir une cocotte en fonte sur la tête. Hé hé. J’étais morte de rire. »

Des fous comme celui de Jeri, il y en avait en effet des dizaines qui erraient de par la ville. Toutes les émissions de radio avec appels en direct  parlaient de leur nombre élevé dans le pays à cette époque. Les discussions abordaient surtout les causes du problème et le statut même de ces gens. « Ce sont des malades, des malades mentaux, pas des fous », répétait un prêtre au cours d’un talk-show.

Mais les auditeurs qui appelaient n’avaient que faire de ces distinctions parce qu’un bon nombre de ces fous étaient dangereux. Ils jetaient des pierres sur les voitures, parfois ils se promenaient tout nus, se soulageaient où bon leur semblait et beaucoup d’entre eux avaient des machettes et des couteaux. Un jour, l’un d’eux lança une pierre sur la voiture du Premier Ministre, ce qui donna matière à une bonne semaine d’émissions de radio.

« Ne les embêtez pas et ils ne vous embêteront pas », répétait le prêtre. Le gouvernement tenta de lui interdire les ondes, mais cela provoqua un tel tollé chez les auditeurs qu’on le laissa finalement tranquille. Le prêtre invita lors d’une de ses émissions un psychiatre célèbre qui lança un appel contre l’usage du cannabis. Un grand nombre de médecins estimaient en effet que le cannabis était la cause de l’augmentation des cas d’aliénation.

Il était vrai qu’un nombre croissant de personnes en fumaient ou l’infusaient pour en faire du thé. Des pères et des mères qui avaient dit à leurs enfants d’éviter le cannabis, même du regard, en cultivaient désormais eux-mêmes dans leur jardin. Quand le prix du poisson salé avait quintuplé, les familles avaient alors commencé à fumer. Quand la monnaie nationale dégringola de cinq pour un dollar US, à quatre-vingt pour un dollar, les gens mélangèrent un peu de cannabis à leur boulette de pâte à frire et constatèrent qu’ils se fichaient complètement de la crise. Beaucoup de familles découvrirent qu’une grande tasse de bon thé de cannabis bien fort le matin leur rendait la journée supportable : ils pouvaient alors écouter les hommes politiques à la radio sans perdre la boule.

Mais la situation était en train de dégénérer. Des fous traînaient devant les supermarchés, les mains tendues, traitant les clients sains d’esprit de rapace si ceux-ci ne leur donnaient rien. Parfois, il leur arrivait d’entrer dans une église, de bousculer le pasteur et de prendre le contrôle de l’office jusqu’à ce que quelques âmes intrépides ne les jettent dehors. Un beau jour, environ cinq d’entre eux pénétrèrent dans Gordon House et lancèrent des oranges pourries et des corossols à la tête du leader de l’opposition qui, pour la toute première fois, partagea l’avis du Premier Ministre : il fallait faire quelque chose.

Les hommes politiques firent venir le prêtre de la radio et ils eurent une longue conversation avec lui. Cette même semaine, le prêtre lança une campagne d’aide aux aliénés et tous les fidèles du pays se joignirent à lui avec enthousiasme, y compris les étudiants et les professeurs de l’école de Jeri. Ils rassemblèrent des dizaines de fous, les persuadèrent de monter dans des véhicules, les lavèrent, leur coupèrent les cheveux, leur donnèrent des vêtements neufs, les placèrent à l’Hôpital Bella Vista pour aliénés. Presque tous s’en échappèrent au cours du mois qui suivit.

Le fou de Jeri faisait partie de ceux que les Catholiques essayaient d’aider. Ils le récurèrent au savon désinfectant, le rasèrent, l’habillèrent d’un costume bleu en polyester et le firent admettre à Bella Vista.

Lorsque Jeri parla à ses parents de l’opération de  « toilettage », son père commenta : « Mmm, je parie que toute cette propreté le rendra malade. » Mais il ne tomba pas malade. Il sortit de Bella Vista vêtu de ses beaux habits et vint retrouver Jeri au terminus. Personne d’autre qu’elle ne reconnut en lui le fouilleur de poubelles d’avant. Il ressemblait à Tony Patel, le présentateur Indien de la télé dont toutes les filles de l’école étaient amoureuses.

«  Vous aimez ma veste ?, demanda-t-il à Jeri.

– Oui, répondit-elle timidement. Elle est belle.

– Alors, ma chère, que faites-vous samedi soir ?, dit-il ensuite la regardant se raidir. Peut-être sortir avec moi, hein ?

– Désolée, mais je dois étudier », répliqua-t-elle rapidement, et elle partit s’engouffrer dans le bus qui venait d’arriver. Il la suivit du regard.

« Tu sais, c’est vraiment triste qu’il soit fou », confia Jeri à Arlene. « Il est si beau maintenant. »

Elle ne le revit plus durant trois semaines. Puis, un beau matin, il était de nouveau là, occupé à fouiller les poubelles. Jeri fut choquée de voir à quel point les vêtements qu’il avait reçus du prêtre étaient devenus crasseux. Il lui rappelait son chien, Tarzan : lavez-le et il ira aussitôt se rouler dans la boue.

Elle garda les yeux fixés sur le mur du commissariat quand il vint près d’elle ce matin-là. Il s’arrêta à quelques pas d’elle mais elle sentait déjà sa puanteur.

« Tu ne m’aimes plus, dit-il. Elle tourna lentement la tête et ils se regardèrent.

– Tu veux un peu de pain ?, proposa-t-il, s’approchant le bras tendu. Elle repoussa sa main. C’était la première fois qu’il la touchait.

– Non, j’ai déjà déjeuné ». Il s’éloigna, la laissant seule pour se frayer un passage dans le bus.

Deux jours plus tard, il était de retour avec sa machette mais il l’ignora, concentrant son attention sur les poubelles.

« J’aurais dû sortir avec lui. Juste une fois, confia-t-elle à Arlene.

– Tu débloques », répliqua son amie.

Arlene et Jeri obtinrent leurs diplômes à la fin du semestre et après les vacances d’été, elles entrèrent à l’université. Jeri vivait sur le campus désormais et ne devait presque plus jamais prendre le bus. Quand elle rentrait pour le weekend, son père la raccompagnait à l’université le lundi. Elle ne vit donc plus jamais le fou.

Un jour, environ un an après son entrée à l’université, elle lut dans The Star que la police avait abattu un « homme apparemment aliéné » après qu’il eût attaqué un contrôleur de bus avec une machette au Terminus King George. Il lui avait « tranché » le bras et celui-ci était encore à l’hôpital, « en état de choc ». C’était le cinquième « aliéné » tué par la police cette semaine-là.

Bien qu’il n’y eût pas de photo, Jeri sut de qui il s’agissait. Et tandis qu’elle était couchée dans son lit dans le dortoir, The Star à côté d’elle, elle sentit les odeurs du terminus affluer dans la petite pièce. Le parfum riche et enivrant des pâtisseries et de la viande de Mother’s Patty Shop, l’odeur âcre des gaz noirs relâchés par les bus, celle, sucrée, du cannabis qu’on brûlait – un autre encens pour un autre Dieu.

« J’aurais dû lui demander comment il s’appelait », murmura Jeri. Elle se roula en boule dans son lit et aspira la fumée qui emplissait lentement sa chambre.

 

 


 

Stories

©Alecia McKenzie. Publié ici avec l'aimable autorisation de l'auteure.

 

 

La version originale de cette nouvelle est publiée dans le recueil d’Alecia McKenzie,
Stories from Yard
(Leeds : Peepal Tree Press, 2005, pp. 81-88)