Pro tempore de Marc Atkins

La production de Marc Atkins inclut une grande variété de formes artistiques allant de la photographie aux couvertures de livres et de CDs, en passant par la poésie en prose ou  encore l’art vidéo. Pro Tempore est un film expérimental de 31 minutes ancré dans une analyse du réseau de correspondances souterraines qui définissent le patrimoine littéraire, culturel et architectural de Londres.

 

protempore

 

King’s Cross revisité

Pour l’historien d’art, le titre Pro Tempore ne peut que renvoyer au statut essentiel des installations expérimentales en tant que manifestations de médias, la vidéo ou le film, fondés sur le passage du temps, ou plus exactement de médias qui attirent l’attention du spectateur sur les mécanismes de la perception du temps lui-même. Mais pour ceux qui connaissent les œuvres antérieures d’Atkins, et en particulier ses collaborations avec Iain Sinclair – qui toutes explorent les différentes strates de sens de l’histoire et de la géographie londoniennes – un tel titre renvoie peut-être aussi au statut éphémère des visions générées par ses films ou ses photographies.

Plus précisément, Pro Tempore montre la nature fluctuante et « liquide1 » du quartier de King’s Cross en tentant de revisiter le patrimoine culturel et l’histoire architecturale de ce district à travers les siècles. Un rapide survol des œuvres majeures produites par les vidéastes des cinquante dernières années montrerait une tendance progressive à s’éloigner de la manipulation de l’image et du son en « temps réel » pour aller vers les techniques de montage de plus en plus complexes, rendues possibles par l’imagerie numérique. En l’occurrence, Atkins a choisi de superposer deux montages asynchrones des mêmes images filmées, l’un en noir et blanc, l’autre en couleur. On notera au passage que son film comporte en réalité sept couches de pellicule superposées, bien que seules deux d’entre elles constituent les images principales. Quoi qu’il en soit, il confesse avoir voulu montrer au spectateur comment « les images apparaissent à “l’arrière-plan” comme un “spectre”, ou une sorte de prémonition des images à venir, ou peut-être pourrait-on dire que les images qui suivent rappellent les “véritables” images spectrales vues en premier2 ». Cette technique permet de constamment nuancer et remettre en contexte des images et des séquences presque semblables, tout en affermissant la cohérence culturelle et psychologique des « déclarations » produites à l’origine par le film. Quant aux spectateurs, ils se retrouvent prisonniers d’une boucle narrative et historique qui se déroule lentement d’un bout à l’autre du film et les force à visiter à l’infini les mêmes lieux familiers ou les mêmes recoins d’ombre du quartier, à découvrir dans ce réexamen perpétuel des connexions inaperçues, et à faire l’expérience de la ville comme un réseau de forces invisibles tissées ensemble à travers l’espace et le temps.

Pro Tempore remet ainsi sur le métier le principe freudien de la « rétroactivité » rappelé ci-dessus et nous entraîne dans un royaume de potentialités qui, non sans rappeler la poésie en prose récemment publiée par Atkins lui-même3, explorent les rapports dialectiques entre mémoire et perception tout en brouillant les frontières bien établies entre le hasard et la nécessité, l’ordre et le désordre, le visuel et le métaphysique, l’essentiel et l’accessoire. La présence spectrale des structures et des bâtiments filmés par Atkins esquisse une vision du Londres d’aujourd’hui caractérisée par une attention fluctuante, oscillant entre l’image et ses sens possibles, dont certains sont exposés par l’entremise d’un commentaire parlé qui lui-même redouble le texte à peine lisible (et filmé) courant au bas de l’image, et dont l’effacement progressif à la moitié du film fait écho à l’érosion des bâtiments et du paysage urbain. Soit dit en passant, l’intrusion à intervalles réguliers de la voix d’une commentatrice constitue une allusion ironique au rythme « en boucle » du commentaire audio et audiovisuel qui fait désormais partie intégrante de la visite des musées, des monuments et autres attractions touristiques dans le monde entier.

Pro Tempore s’ouvre et s’achève sur une vue du clocher de St Pancras Old Church, avec son cadran d’horloge, qui devient donc l’épicentre des explorations auxquelles se livre Marc Atkins en déchiffrant le palimpseste historique du quartier de King’s Cross. Parmi les vues récurrentes, on note celles de St Pancras New Church (un édifice néoclassique du 19e siècle), du Great Northern Hotel situé près de la gare, et bien entendu de la gare internationale de St Pancras, dont la propre horloge domine également le récit fragmenté d’Atkins. Ces sites architecturaux sont emblématiques des principales étapes du développement de King’s Cross depuis le 4e siècle av. J.-C. (St Pancras Old Church est réputée être la plus vieille église d’Angleterre, même si ce qu’il en reste est principalement un édifice victorien) en passant par l’ère victorienne (qui vit la construction d’une gigantesque extension ferroviaire et d’une gare dans les années 1850) et jusqu’à la gare qui abrite aujourd’hui le terminal de l’Eurostar ainsi qu’un nombre de connexions au réseau métropolitain supérieur à toute autre station dans Londres.

Atkins

 

Thomas Hardy et Mary Shelley à St Pancras

Le principal chaînon manquant entre ces trois époques, révélé ici par Atkins, est le Vieux Cimetière de St Pancras, qui hante littéralement l’histoire du quartier. Tout comme le cimetière voisin de St Giles in the Fields, celui-ci fut en effet victime de l’étalement urbain qui culmina, avant l’époque contemporaine, avec l’extension du réseau ferroviaire au milieu du 19e siècle. Les sous-titres et la commentatrice de Pro Tempore reprennent les deux premières strophes d’un poème de Thomas Hardy, « Le Cimetière nivelé » :

Ô passager, écoute et par pitié entends
Nos soupirs et nos plaintes amères,
À demi étouffées dans le bouleversement
De ces tombes arrachées à leur terre !
Nous qui, pauvres défunts, reposons en ce lieu,
En bouillie d’êtres humains nous voilà donc réduits,
Et chacun d’entre nous pousse ce cri affreux,
« Je ne sais plus qui je suis ! »

Ce poème renvoie à une époque où Hardy, étudiant en architecture, participa au déplacement des corps enterrés dans la partie du cimetière qui devait être détruite afin de faire place nette pour le nouveau réseau ferré. Déplacer la « bouillie » de milliers de cadavres (le dernier vers du poème insiste sur la profanation des morts et la dissolution de leur identité) afin de la déverser dans une fosse sous la nouvelle gare fut une épreuve si traumatisante pour le poète qu’il ressentit le besoin de s’adresser aux passagers, pour les inciter à ne jamais oublier la destruction du cimetière et de ses environs. Le seul monument qui témoigne encore de la présence des « pauvres défunts » est un arbre autour duquel furent disposées quelques-unes des pierres tombales déplacées, et que l’on voit également apparaître à plusieurs reprises dans la vidéo d’Atkins. Pro Tempore contient aussi quelques gros plans de certaines tombes célèbres, dont celles de l’architecte néoclassique Sir John Soane et de Mary Wollstonecraft. D’ailleurs, le film fait allusion à la fille de cette dernière, Mary Shelley, et compare explicitement l’histoire de King’s Cross comme lieu du déplacement et de la rupture à la vie tragique et « errante » de l’auteur de Frankenstein.

Datant de 1882, ce poème fut écrit à une époque où Hardy demeurait à Wimborne, dans le Dorset, et où il participait activement à la Société pour la protection des monuments historiques ; « Le Cimetière nivelé » semble faire plus spécifiquement référence à la cathédrale de Wimborne, dont Hardy surveillait de près la restauration. Toutefois, son expérience lors du démantèlement du Vieux Cimetière de St Pancras quelque vingt ans plus tôt constitue selon toute vraisemblance l’inspiration originelle du poème.

Atkins

Le spectre de la répétition

Le palimpseste par lequel Atkins recrée l’histoire culturelle de King’s Cross présente encore un nouvel avatar de l’effet de « réexamen » présenté par la boucle vidéo complexe de Pro Tempore. En superposant plusieurs couches différentes de sens, tant visuel que littéraire, « Pro Tempore » génère un réseau labyrinthique de relations entre le passé et le présent, les vivants et les morts, rendant ainsi plus littéral encore le « spectre de la répétition » qui vient subrepticement hanter St Pancras, de l’âge des premières communautés chrétiennes à l’empire victorien et au-delà.

Ce procédé concerne également la bande sonore du film, qui incorpore une grande variété de sons – bruits d’incendie, chants d’oiseaux, crissements des voitures et des trains. En procédant de la sorte, les superpositions xénochroniques d’Atkins, ponctuées par la surimpression sur la pellicule des différentes vues du cadran solaire et de divers cadrans d’horloge, laissent à penser que l’acte de répéter permet d’explorer et de questionner la nature même de la différence, celle qui par exemple sépare deux images identiques grâce au jeu de leur plus ou moins grande clarté ou de leurs couleurs.

Dans cette œuvre, le contraste créé par la superposition des images en noir et blanc à celles en couleur se révèle particulièrement approprié pour inviter le spectateur à participer activement à la production de significations culturelles et de liens historiques. On constate en effet que les moments les plus remarquables du film surviennent lorsque les prises de vue en noir et blanc et en couleur (qui constituent les deux « couches primaires » du palimpseste filmique) coïncident sur un même photogramme. La fonction circulaire de la boucle opère alors à une échelle microscopique, et on pourrait la rapprocher d’une « visitation » surnaturelle plutôt que d’un simple réexamen permettant de « revisiter » l’événement. Parmi les autres scènes mémorables de Pro Tempore, on notera l’apparition d’un panneau de signalisation du métro dans le vieux cimetière, au cours d’une séquence suggérant que le spectre de la répétition revient de plus belle, laissant ainsi affleurer certains aspects plus sinistres et troublants, déjà préfigurés plus tôt dans le film par le poème de Thomas Hardy.

 

Plis et replis : la profondeur du mythe

Tous ces exemples montrent que chez Atkins, la critique et la déconstruction radicales des mythes socioculturels ayant marqué depuis deux siècles le quartier de King’s Cross – parmi lesquels on compte ce que la commentatrice appelle d’une voix impassible l’illusion d’une « communauté idéale » et d’un « monde de loisirs et d’attractions […] au cœur d’une des zones les plus défavorisées de Londres » – procèdent à un niveau de conscience particulièrement aigu tout en attirant l’attention sur un processus constant de répétition qui finit par produire une compression extrême du temps et de l’espace, pliés et repliés à l’infini. Dans un contexte universitaire, l’emploi du mot « pli » évoque inévitablement la lecture par Gilles Deleuze de Leibniz et du Baroque, où le pli est entendu comme une « fonction opératoire » qui « va à l’infini ». Comme on le sait, Deleuze applique ce modèle à l’art pictural (le « bourrage schizophrénique » et le « pli all over » de la nature morte au 17e siècle), à l’architecture et à la sculpture (le drapé « de feu » sur la tunique de la Sainte Thérèse du Bernin), à la littérature (les sections conclusives de la Théodicée de Leibniz, avec leurs « récits enchâssés » et leurs sentiers qui bifurquent avant ceux de Borges), et enfin, peut-être de façon moins convaincante, à la musique, où l’harmonie verticale et expressive du « concert monadique » est pliée et « réalisée » dans l’horizontalité de la mélodie.

Atkins

Plutôt que de poursuivre l’idée d’une analogie entre le pli et la boucle – qui ne manquerait pas de susciter des opinions contradictoires sans nécessairement permettre d’approfondir notre compréhension de l’un ou de l’autre – il serait intéressant d’envisager les manières dont on peut aujourd’hui représenter visuellement les enregistrements audio et vidéo grâce à la technologie multipiste. En passant d’une couche à l’autre, d’une coupure à l’autre, afin de déplacer, d’échantillonner, de synchroniser ou de désynchroniser des segments de chaque piste, la technologie numérique nous offre une façon différente de visualiser le processus d’enregistrement et de tournage, semblant par-là continuer le projet de l’art baroque : il s’agit de plier et déplier, d’enrouler et replier des segments d’une composition les uns sur les autres, tout en créant de nouveaux vecteurs de signification, sur un plan vertical ou horizontal. Ces techniques ont aussi peu à voir avec les modèles du palindrome ou du ruban de Moebius considérés au début de cet article qu’avec la progression séquentielle plus classique de textes clos, « prérhizomatiques ».

De telles méthodes de composition n’interrogent pas tant la nature de la boucle comme procédé ou tour de force technique que comme mode de représentation, comme système de connaissance et lieu où peut surgir une nouvelle poétique de la concentration et de la mémoire. Pro Tempore montre que la boucle, malgré sa résistance à la narration linéaire de longue durée, ne saurait s’extraire hors du récit, de l’histoire, ou de la toile complexe et multiforme du mythe. Elle suggère de ce fait que la boucle, souvent perçue comme l’exemple suprême des stratégies du simulacre et de l’absence de profondeur qui ont gouverné les principaux modes de composition artistique depuis la Seconde guerre mondiale, est au contraire capable de renforcer le potentiel d’« épaisseur », de profondeur et de complexité verticale propre à l’art vidéo, tout en révélant les failles et les déplacements qui caractérisent l’art et l’expérience contemporains.

 Michel Delville
Septembre 2015

 

Rétrospective Marc Atkins

Marc Atkins : rencontre aux frontières des genres

Galerie Wittert ULg, du 1er octobre au 10 décembre 2015

 

 

 

crayongris2 Michel Delville enseigne la littérature anglaise et la littérature comparée à l’Université de Liège, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Poétique Appliquée. Ses ouvrages les plus récents sont consacrés aux relations entre les arts à l'époque contemporaine. Il a co-dirigé l'ouvrage Boucle et répétition. Musique, littérature, arts visuels (Presses Universitaires de Liège, 2015)

 

 
Photos © Marc Atkins, présentées ici avec l'aimable autorisation de l'artiste.
 
1 Nous renvoyons ici à la collaboration entre Atkins et Sinclair : Marc Atkins et Iain Sinclair, Liquid City, Londres, Reaktion Books, 1999.
2  E-mail adressé à l’auteur, 13 octobre 2010.
3 Marc Atkins, The Logic of the Stairwell, Exeter, Shearsman, 2011.