Drieu la Rochelle face à nous

Comme pour Céline (dont on divise commodément la production entre le Céline du Voyage et celui des pamphlets), trouve-t-on chez Drieu un point de bascule, un moment charnière qui transforme le dandy antimoderne en essayiste fasciste ?

Des « points de bascule », des moments « fondateurs » ou « de rupture », il s’en rencontre de nombreux dans l’existence tumultueuse de Drieu, sur le plan historique comme personnel, littéraire ou affectif. Ainsi du traumatisme d’enfance relatif à la poule Bigarette, de la charge du 23 août 1914 à Charleroi, du 6-février 1934, etc. Ces moments constituent autant de prises de conscience douloureuses, de tournants. Ils transforment à chaque fois Drieu, mais jamais de façon définitive. Drieu adhère avec passion (à un parti, une relation d’amitié ou d’amour) puis se défie, se dégoûte, se détourne, meurt et reprend source ailleurs. Cette mobilité exige de lui de grands efforts, moraux comme physiques, et c’est quelque chose que j’ai voulu faire apparaître : à quel point cet homme, qui s’est dépeint lui-même ou que l’on a taxé d’être superficiel, flottant, paresseux, indécis, était en fait un travailleur acharné, un instinctif pur et un homme « de cran ».

PleiadeEn ce qui concerne la dichotomie romancier-pamphlétaire, identifiée comme un paradigme dans l’évaluation de l’œuvre de Céline, elle ne se pose pas dans les mêmes termes avec Drieu. D’abord parce que Drieu n’a pas commis, après n’avoir écrit que des romans, et sans que l’on sache trop quel fut l’élément déclencheur d’une telle haine, une suite de pamphlets antisémites. Ses jugements, ses envolées polémiques ou pamphlétaires font autant partie de ses essais que de ses œuvres de fiction et ce, depuis 1922. Par exemple, le constat de décadence qu’opère Drieu à travers le « Feu follet » Alain, même s’il est relaté sur le mode narratif, est un constat d’ordre politique. Gilles (1939) comporte, dans les propos du personnage du tuteur Carentan notamment, des passages terribles contre une démocratie globalement identifiée comme nocive et poussant la France à sa perte. Surtout après février 1934, puis avec l’adhésion au PPF de Doriot, Drieu rejette en bloc la Troisième République, avec ce qu’il identifie comme ses institutions caduques (le parlementarisme), ses acteurs indignes (les politicards, les affairistes corrompus, les juifs, les francs-maçons), ses catégories porteuses de décadence (les alcooliques, les drogués, les homosexuels). Il est dès lors beaucoup plus difficile de débrouiller les choses avec un Drieu, auteur qui se situe en permanence dans l’indéfinition générique claire de ses textes, qu’avec un Céline pour qui l’on dispose de « pamphlets » selon les uns ou de « satires » selon les autres, en tout cas d’écrits étiquetables comme « polémiques » et sécables de sa production romanesque.

Le terme de « fasciste » appliquée à Drieu (par lui-même comme par ses exégètes) mériterait bien des thèses, car quel étrange spécimen il fut ! Le devint-il sur le champ de bataille de Charleroi ou de Verdun ? Lors de ses premiers séjours en Allemagne, en 1934, quand il fit connaissance avec le futur ambassadeur Otto Abetz ? À la tribune des meetings du PPF ? L’était-il quand il témoignait à décharge au cours du procès Barrès organisé par les dadaïstes ? À l’inverse, il y a tant d’épisodes de sa vie que l’on pourrait citer et qui ne collent pas avec le comportement attendu d’un « fasciste ». Je pense que Drieu ne fut pas un authentique fasciste au sens politique et partisan du terme, mais qu’il fut toujours de tempérament fasciste : celui qui pousse à crier « Me ne frego » en épousant une cause perdue, à intégrer un Corps franc avec une poignée de camarades de lutte, à refuser l’esprit de caserne pour lui préférer des valeurs individuelles héroïques. À maints égards, il aura mené sa vie littéraire de cette façon.

 

Au terme de vos recherches, quelle image retirez-vous de Drieu homme, penseur et écrivain ? Est-il pétri de contradictions ou résolument cohérent ?

L’un des stéréotypes associé à Drieu est le qualificatif de « lucide ». Invoquer la fameuse « lucidité » drieulienne, c’est se hisser d’un air entendu à un niveau de compréhension qui dédouane confortablement de tout commentaire. Drieu a été si lucide qu’il a, aussi souvent qu’un autre, commis des erreurs de jugement ou d’appréciation en politique, sur des questions de société ou de stratégie, etc. Il a été très clairvoyant sur certaines questions européennes, mais dans les années 20, soit à l’époque où l’Europe était encore un idéal et pas un Marché commun.

Ce qui me frappe en premier, c’est l’absence de concession dans le jugement qu’il s’inflige à lui-même, sur le plan physique, moral, intellectuel. Cela confine souvent à l’autodénigrement, et parfois l’on décèle une part de calcul (combien de femmes ont été séduites par un Drieu dont elle pensaient pouvoir guérir la prétendue impuissance sexuelle !).Quoi qu’il en soit, le regard que cet écrivain porte sur les êtres, par sa dureté et souvent sa justesse, est rare et désarmant.

Ensuite, c’est que, derrière les paradoxes apparents, les errements de tous ordres, les revirements d’idées, il y a sinon une cohérence, du moins une force de cohésion qui cimente tous ces éléments disparates. Cela assure la densité de son œuvre.

L’image globale que j’ai de Drieu est celle d’un homme que son sens aigu de la solitude a mené à une souveraineté distante, déçu de tous et de tout, et s’affranchissant de ce monde estimé « sans issue » par un suicide qui est tout sauf la dérobade d’un lâche ; plutôt un abandon, une réalisation, un espoir de renaître, pas nécessairement mieux, mais « ailleurs ».

 

Dans votre étude, vous éclairez Drieu dans son rapport à la famille, aux femmes, à l’amour, à la paternité, à l’amitié, à la Patrie, à la guerre, à la littérature, etc. Quel est l’aspect de sa vie qui vous a le plus choqué ? Et le plus ému ?

J’ai beaucoup de mal à me montrer choqué envers qui que ce soit, mais je vais essayer. Le plus dérangeant peut-être à mes yeux (et Drieu souffrait terriblement de cela, la culpabilité le rongeait) est sa relation avec sa première épouse Colette Jéramec, dont il avoue qu’elle le dégoûte physiquement pour la pire des raisons qui soit (sa judéité) et avec qui il reste pour des raisons financières. C’est médiocre, et surtout d’une insondable tristesse. Maintenant, nous ne devons qu’à la sincérité de Drieu d’avoir accès à cette vérité profonde. Comme s’il nous tendait le bâton pour le battre… Là réside un peu le mystère de la démarche du journal intime, de surcroît quand il va si loin dans le dévoilement de soi que celui de Drieu : que faire de ces confidences plus encombrantes que réellement éclairante (d’autant que Drieu avait déjà transposé son malaise dans Gilles) ?

Je pense que l’émotion la plus forte m’a été procurée par les quelques pages de Récit secret, où Drieu évoque son rapport originel, principiel, avec le suicide. Quand on a lu toute son œuvre et que l’on aboutit à ce point, je crois que l’on éprouve un frisson équivalent à celui qui vous saisit dans les ultimes secondes du film Citizen Kane, où le sens du mot « Rosebud » s’éclaire juste avant le tomber de rideau. La boucle est bouclée, et pourtant le mystère ne s’épaissit que mieux…

 

Quel est le roman ou l’essai qui, selon vous, doit être lu en priorité ? Quelle est la citation que vous gardez de lui ?

Personnellement, je sais que je reviendrai invariablement à État civil, au Feu follet et aux articles de Sur les écrivains. Et que j’offrirai le plus souvent possible Blèche aux ami(e)s qui veulent découvrir le talent romanesque de Drieu.

Pour la citation, j’adore la formule extraite du Journal que j’ai mise en exergue de mon livre : « Je suis une exception, un témoignage inverse. » Mais je ressors souvent, comme une vérité majeure, la bien connue : « Drôle de vies que nos vies suspendues aux femmes… »

 

Pourquoi faut-il lire Drieu aujourd’hui ?

Surtout, pourquoi ne faudrait-il pas le lire ?

 

 

Propos recueillis par Samia Hammami
Septembre 2015

 

 

 

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Samia Hammami enseigne le français langue étrangère à l'ULg. Elle est aussi critique littéraire.

 

 


 

 

Frédéric Saenen, Drieu la Rochelle face à son œuvre, Gollion, Éditions Infolio, 198 pages, 24,90€.

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