Drieu la Rochelle face à nous

DrieuQu’évoque le nom de Pierre Drieu la Rochelle aux non-spécialistes dont je fais partie ? Gilles, une brique parfois au programme du Master en Lettres. Une estampille « collabo » qui condamne l’auteur a priori. La direction de la NRF durant l’Occupation et, près de sept décennies plus tard, une entrée à la Pléiade. Un suicide. Ces quelques éléments factuels m’ont longtemps suffi. Ils auraient d’ailleurs continué à ne pas titiller ma curiosité si une monographie aussi fouillée qu’abordable n’avait pas bousculé mes idées effectivement préconçues : Drieu la Rochelle face à son œuvre.

Après avoir signé en 2010 un original Dictionnaire du pamphlet, l’écrivain et critique Frédéric Saenen apparaît aujourd’hui au catalogue des éditions Infolio avec un essai sur l’infréquentable Drieu. Le parti pris est à la fois simple et très ambitieux : approcher et sonder les profondeurs d’une figure controversée à travers son œuvre. Cette démarche résolument dynamique suit un déroulement chrono-bibliographique : des indications biographiques précèdent et contextualisent les analyses plus textuelles. Ce projet s’avère rapidement plus complexe et moins linéaire qu’il n’y paraît. Car Drieu est un homme qui a tâtonné, a cru, s’est fourvoyé, a réfléchi, s’est engagé, a désiré, a essayé, a examiné, s’est dévoilé, a voulu, a failli. Qui a vécu. Ainsi, au fil des pages, petit à petit, l’on perçoit mieux son inscription au sein de son époque, ses égarements politiques, sa cohérence diffractée, son indéniable sincérité, tout comme ses forces et ses faiblesses littéraires. L’on demeure aussi parfois perplexe, mal à l’aise, devant les routes tortueuses empruntées par ses élans intellectuels et affectifs, mais les jugements hâtifs et le rejet anticipatif nous quittent au fur et à mesure que la compréhension prend place.

Les qualités de plume de Saenen ne dérogent pas à la patte qu’on lui (re)connaît : travail sérieux, vulgarisation exigeante et honnêteté rigoureuse. L’ensemble servi par un style clair et efficace, rehaussé d’un sens certain de la formule. Saenen déverrouille nos réticences, nous amène au seuil d’une œuvre stimulante et éprouvante, et nous invite instamment à pousser la porte pour rencontrer Drieu la Rochelle, face à nous…

 

Entretien avec Frédéric Saenen

Drieu face à son œuvre est un titre intrigant. Que se cache-t-il derrière ces mots ?

Ce titre évoque, peut-être paradoxalement, le positionnement de lecteur que j’ai moi-même adopté envers Drieu au long de cet essai. Comme si je l’avais observé, par-dessus l’épaule, au moment où lui se confrontait à l’écriture, à la publication, à la réception critique de ses livres…

Je n’avais pas la prétention de proposer une nouvelle biographie (ce serait un travail nécessaire, les meilleures « vies » de Drieu commençant à vieillir) ni les moyens, en termes de temps, de travailler en historien sur base d’archives, d’inédits, etc. Je suis donc parti de l’essentiel de la matière publiée (romans et essais) pour me livrer à un exercice que j’apprécie hautement, parce que je trouve qu’il me nourrit beaucoup sur le plan intellectuel : celui de la (re)lecture approfondie d’un corpus littéraire afin d’en dégager, en creux, le portrait de son auteur. Revenir au(x) texte(s) de Drieu me paraissait le meilleur moyen de débusquer l’authenticité d’un homme à propos de qui le jugement est facilement arrêté quand l’on se contente de se pencher sur la dimension factuelle de son existence.

 

Drieu a-t-il, selon vous, sa place à la Pléiade ? Autrement dit, sa production littéraire mérite-t-elle d’être inscrite au fronton du panthéon des Lettres ? Pouvez-vous qualifier le style de Drieu ?

DrieuTrès clairement et, à cet égard, le travail mené par Jean-François Louette, Julien Hervier et les autres rédacteurs a fourni à la collection l’un de ses volumes les plus marquants. Un choix anthologique se discute toujours… Pour ma part, j’aurais voulu y voir intégré L’Homme couvert de femmes, certes entaché de défauts d’écriture, mais qui est important pour comprendre l’émergence de la figure du double littéraire Gille – écrit sans « s » final dans ce roman. Ce fort volume regroupe donc les titres de Drieu qui lui font mériter d’accéder au panthéon des Lettres. Des œuvres complètes auraient été autrement hasardeuses, et pas seulement quant à l’aspect problématique de l’idéologie. Louette l’explique bien dans son introduction : Drieu n’est pas un styliste de qualité constante, ni même croissante. Il a ses faiblesses, ses lourdeurs, ses maladresses et ses erreurs.

feufolletRaspeCe qui me séduit hautement dans son style est le côté acéré de sa prose. Beaucoup de ses phrases sont taillées à la serpe, quand ce n’est au scalpel. L’on y perçoit une dureté qui n’est pas feinte ou surfaite, mais réellement éprouvée, et appliquée au moindre mot. Les séquences d’ouverture d’État civil sont rédigées dans une prose quasiment expérimentale, qui rend à merveille les sensations brutes, premières, de l’enfance. Drieu excelle aussi dans l’art du portrait – en particulier de femmes : il en saisit les traits, l’allure, la silhouette, les moues, il les croque comme pas un ! Et puis, il suffit de relire certaines pages du Feu follet, de Gilles (les émeutes de la Place de la Concorde), de son dernier opus, inachevé, Mémoires de Dirk Raspe, pour se convaincre que Drieu était un grand écrivain. Chez l’essayiste également, et davantage chez le polémiste de la revue Les Derniers jours ou chez le critique littéraire redécouvert dans le volume posthume Sur les écrivains, il y a des passages où la maestria stylistique est patente.

 

Vous vous êtes intéressé à un écrivain de la Collaboration. Pouvez-vous définir (ce) qui se cache exactement derrière cette étiquette ? Pourquoi vous être penché sur l’un de ces auteurs limites ? Est-ce l’odeur de soufre qui a attiré le célinien patenté que vous êtes ?

En fait, mon projet initial pour les éditions Infolio, après mon Dictionnaire du pamphlet en 2010, était un petit volume de vulgarisation sur les écrivains collaborateurs en France. Cette génération m’intéresse parce que, sous l’étiquette globale qui lui est collée, il y a en réalité une myriade de destinées différentes dont il est intéressant de voir comment elles parviennent, par des rivières séparées, vers le même bassin trouble.

J’ai rapidement été dépassé par l’ampleur du sujet, notamment par ce qu’il impliquait de remise en contexte historique. Une synthèse de 300.000 signes maximum allait forcément manquer de finesse. J’ai dès lors proposé de me concentrer sur un des écrivains concernés. Céline avait déjà son volume Illico, signé par le parfait connaisseur David Alliot. Personnellement, je m’intéresse fort peu à Robert Brasillach et à Lucien Rebatet (et pour le second, qu’ajouter de toute façon à la somme signée Robert Belot ?). Il y a bien Henri Béraud, belle figure de pamphlétaire qui a une œuvre intéressante avant-guerre, hélas le sujet aurait été trop pointu, et la figure trop confidentielle pour intégrer une collection qui se veut grand public.

Drieu m’attirait depuis presque aussi longtemps que Céline, même si je lui avais consacré moins d’attention. La complexité de son parcours, la dimension polymorphe de son œuvre, l’inévitable questionnement suscité par ses engagements, l’actualité éditoriale qui le ramenait au goût du jour et, je dois l’admettre, sa fascinante « aura », m’ont porté à croire qu’il serait le sujet idéal.

 

Hormis quelques encadrés sur des sujets particuliers, vous avez adopté un prisme chronologique dans votre étude. Pourquoi ne pas avoir traversé l’œuvre drieulienne de sondes thématiques ?

J’aurais pu en effet procéder de cette façon, mais je pense que, pour le lecteur, l’articulation entre la vie et l’œuvre, et davantage la tension vers l’unité qui travaillait Drieu, auraient été moins évidentes à percevoir. Drieu a connu une réelle destinée, qui trace un arc depuis sa petite enfance jusqu’à son dernier jour. Vous me direz : « Qui n’en a pas une, de destinée ? », mais je répondrai que tout le monde n’en fait pas la matière de base d’une œuvre littéraire d’une telle ampleur. Car le projet de mêler intimement « l’encre et le sang », de faire fusionner « et le rêve et l’action », Drieu l’a mené à son terme, par les inflexions qu’il a données à ses textes et par la fin qu’il s’est choisie (je crois, mais il faudrait vérifier, qu’il est le seul écrivain collaborateur à s’être suicidé avant toute interpellation des autorités). Les micro-plongées thématiques, isolées – qui concernent le rapport de Drieu avec ses maîtres (Barrès, Maurras) ou ses pairs (Aragon, Céline, les surréalistes), quelques thèmes aussi (sa vision du sport, son racisme et son antisémitisme), les genres où il s’est illustré hors roman et essai (le théâtre, les nouvelles) constituent la dimension synchronique d’un travail qui globalement s’inscrit dans une dynamique diachronique.

 

L’une des originalités de votre essai est d’aborder prioritairement l’œuvre de Drieu en elle-même et pour elle-même. Dans votre préface, vous soulevez vous-même le risque d’une telle démarche qui se base, selon la formule d’Aragon, sur le « mentir-vrai » de tout écrivain. Alors, pourquoi ce parti pris ? En outre, pourquoi vous êtes-vous surtout focalisé sur les romans et les essais et n’avez-vous pas détaillé avec le même souci ses productions poétiques et théâtrales ? Est-ce à dire que ces pans sont secondaires ?

InterrogationCantineLes productions poétiques majeures de Drieu, Interrogation et Fond de cantine, sont traitées dans le premier chapitre, parce qu’elles marquent son entrée en littérature. Les lacunes concernant certains pans du (vaste) corpus de Drieu s’expliquent concrètement par la limite de signes qui m’était impartie par l’éditeur. Voilà pourquoi j’ai dû être aussi allusif sur le Drieu nouvelliste, dramaturge et journaliste/chroniqueur. C’est cette dernière facette dont je suis le plus frustré, dans la mesure où la production d’articles signés par Drieu (et l’inventaire des publications qui les ont accueillis) est considérable et d’une richesse encore mal mesurée ! Étudier cette production exigerait un deuxième ouvrage.

 

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