Lectures 2015 - Focus : Polars, thrillers et romans noirs

De Jo Nesbø et DOA à Jean-Bernard Pouy

Nesbo1doaPour ses 70 ans, la Série Noire a récupéré le cadre blanc de ses origines sur des couvertures qui reprennent toujours une photo. Mais si le nom de l’auteur a retrouvé le jaune, le titre, écrit en très grosses lettres, reste en blanc. Parmi les treize titres prévus jusqu’à novembre, seulement deux sont signés par des Américains (Elizabeth L. Silver et Marcus Sakey), pour huit Français et le Norvégien Jo Nesbø avec deux livres, Du sang sur la glace (traduit par Céline Romand-Monnier), paru ce printemps, et Le Fils, annoncé à l’automne. Le héros du premier n’est pas Harry Hole, personnage récurent chez l’auteur de Fantôme, mais Olav, un tueur à gages chargé d’abattre… la propre compagne de son commanditaire, un patron de la drogue d’Oslo (ville omniprésente dans l’œuvre de cet écrivain). Une jeune femme dotée d’un charme auquel il ne peut rester insensible. La toute bonne idée du livre est de faire d’Olav le narrateur. Et d’ainsi créer une forme d’empathie avec le lecteur, ce jeune homme s’avérant réfléchi, ambitieux (autodidacte, il veut écrire), gentil même, maladroit avec les femmes, aux antipodes donc du personnage qu’il est censé incarner. Cela crée un décalage sur lequel, non sans humour, joue Nesbø.

Autre figure de proue de la prestigieuse collection, DOA a lui aussi droit à deux livres. Ou plus exactement, à un seul divisé en deux parties. Dans Pukhtu primo – 670 pages –, on retrouve l’extraordinaire puissance romanesque qui habitait déjà Citoyens clandestins, le chef d’œuvre de cet auteur au nom mystérieux (DOA signifiant Dead On Arrival, Mort à l’arrivée). L’histoire se déroule sur huit mois, du 14 janvier 2008, marqué par un attentat dans un hôtel de Kaboul, au 11 septembre de la même année, lors d’une cérémonie à Ground Zero réunissant les deux candidats à l’élection présidentielle américaine, Obama et McCain. Et l’entre-deux est émaillé d’informations, de chiffres et d’extraits de journaux rappelant d’autres attentats qui ont endeuillé l’Afghanistan et les régions voisines: des bombardements au Waziristan du Sud, deux missiles frappant la zone tribale pakistanaise, une voiture qui explose devant l’ambassade indienne, des combats avec les Talibans, etc. C’est en effet dans cette partie du monde que se déroule principalement ce roman remarquablement documenté (le terme pukhtu désigne l’honneur personnel chez les Pachtouns), entre besoin de vengeance et goût du pouvoir, sur fond de guerre, donc, mais aussi de rivalités religieuses, de trafics de drogue et d’armes ou de corruption. On en émerge sans doute plus instruit sur une réalité que l’on ne connaît que par ce qu’en disent les journaux, mais complètement lessivé. Et fort peu optimiste pour l’avenir. La seconde partie paraît en octobre.

manottiEn 2011, DOA a cosigné avec Dominique Manotti L’Honorable société, polar baignant dans les eaux troubles de la politique, de la finance et de l’écoterrorisme couronné par le Grand Prix de Littérature policière (Folio policier). L’auteure de Bien connu des services de police fait également partie de ce millésime avec Or noir, où l’on retrouve le commissaire Daquin, flic homosexuel apparu il y a une vingtaine d’années dans trois romans. Mais ici, Manotti remonte dans le temps puisqu’elle montre le jeune flic parisien prenant son premier poste à l’Évêché de Marseille en 1973. Le roman se déroule sur trois semaines, du 11 mars au 1er avril. Soit peu après le démantèlement de la French Connection, dont l’un des parrains était Antoine Guérini, proche du maire Gaston Deferre, assassiné en 1967. Une guerre de succession sanglante oppose Francis le Belge et Zampa. Au début du roman, Maxime Piéri, le directeur d’une société de transport maritime, qui entretenait des «liaisons sulfureuses» avec le clan Guérini, est abattu à la sortie du casino niçois. Il était au bras de la jeune épouse du directeur de la succursale européenne d’une société de trading de minerais. Deux autres meurtres suivent, tous deux en lien avec l’entreprise de Piéri. Daquin et ses collègues sont chargés de l’affaire par le procureur qui aimerait la réduire à un règlement de compte dans le milieu. Milieu dont la romancière raconte la formation dans la cité phocéenne au sortir de la guerre. Elle se montre une fois de plus très à l’aise sur ce terrain arpenté par des services secrets et des trafiquants d’armes et où il est abondement question d’intérêts pétroliers – le mois suivant, l’OPEAP décidera de réduire la production d’or noir, faisant flamber son prix.

marpeauMoins connue que Dominique Manotti, Elsa Marpeau publie son quatrième livre à la Série Noire. Le sujet de Et ils oublieront la colère est celui des femmes tondues à la Libération. En août 1944, sur une route de l’Yonne, une jeune femme tente d’échapper à la meute de ses poursuivants qui veulent raser ses «cheveux d’Algérienne». Soixante ans plus tard, dans le même hameau, un homme est retrouvé mort près d’un lac. Il est le seul habitant à ne pas être lié aux trois familles qui vivent là. Professeur d’histoire au lycée de Sens, la victime était en train d’écrire un livre sur les femmes tondues. Le capitaine Garance Calderon mène l’enquête. Une enquête qui va sortir la gangue où il était profondément enfoui un sombre passé dont personne ne veut se souvenir. pouyRevenant par à-coups aux années de guerre, dans une maison où deux sœurs doivent subir la présence d’un «Boche», l’auteure de L'expatriée raconte une histoire humaine très forte, celle d’une femme injustement maltraitée par l’Histoire.

Au milieu de ces auteurs apparus ces dernières années, il fallait bien un «vieux». C’est sur le décapant Jean-Bernard Pouy qui, à quelques mois près, lui est contemporain (il est né le 2 janvier 1946), que la Série Noire a jeté son dévolu. Pas pour une nouveauté, non, mais pour un très gros bouquin de 700 pages réunissant cinq romans noirs qu’il y a publiés il y a belle lurette: Nous avons brûlé une sainte (son deuxième livre paru en 1984), La pêche aux anges (1986), L’Homme à l’oreille croquée (1986), Le Cinéma de papa (1989) et RN 86 (1992). C’est l’occasion de revenir aux origines du fondateur du Poulpe (avec quelques autres dont Daeninckx), auteur de plus de quatre-vingt livres aux titres souvent factieux (Les roubignolles du destin, La petite écuyère a cafté, Spinoza encule Hegel, Mes soixante huitres. Le Sirop de Liège…). Pour se rendre compte que l’on trouve déjà, dans ces textes liminaires, le style et l’esprit résolument hétérodoxes qui l’ont toujours singularisé dans le polar français. La préface du recueil est assurée par Caryl Ferey qui, parmi les auteurs récents de la collection, est le plus traduit (16 langues). Joli passage de relais.


 

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