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Lectures pour l'été 2015 - Poches - Documents

06 juin 2015
Lectures pour l'été 2015 - Poches - Documents

BaudelaireBescherelleUne nouvelle «Bibliothèque idéale»

La collection GF Flammarion reste depuis un demi-siècle une référence par la qualité de ses appareils critiques. Pour célébrer ses cinquante ans, outre la réédition d’œuvres de Proust, James, Marivaux, Shakespeare, Balzac, Ibsen, Wharton ou Goethe, elle reprend, sous une très belle couverture et préfacés par un écrivain contemporain, «des classiques décalés et décapants», «des textes oubliés de grands auteurs» ou des «auteurs oubliés de grands textes». Une douzaine de titres sont actuellement disponibles. Par exemple, Comment on paie ses dettes quand on a du génie de Baudelaire, une parabole sur les rapports entre l’écrivain et l’argent introduite par Thomas Clerc dont le père, grand lecteur du poète des Illuminations, a été ruiné. Ou L’art de briller en société et de se conduire dans toutes les circonstances de la vie, abécédaire signé Bescherelle paru en 1851. Pour le grammairien, écrit Pierre Assouline dans l’introduction, «l’art de penser et l’art de bien dire ne font qu’un». «Il illustre sans la moindre pédanterie universitaire, l’idée selon laquelle [la conversation] fut et demeure au cœur des rapports en société.»
Voltaire Chamfort Balzac JeromePlus connu, De l’horrible danger de la lecture, de Voltaire, réjouit Edouard Launet. Le journaliste constate cependant que, de nos jours, «pris au pied de la lettre», une telle parodie d’un édit interdisant, sous forme d’antiphrase, l’imprimerie et la lecture, «pourrait passer pour une critique très actuelle des républiques islamistes». Souvent cité pour ses aphorismes, Chamfort peut être lu dans le texte grâce à la réédition de La pensée console de tout présenté par Frédéric Schiffer. Sous la forme d’un courriel à Honoré de Balzac, Jérôme Garcin dit tout son «bonheur» de le «retrouver» par le biais du lucide et intemporel Les Parisiens comme ils sont, ouvrage que le responsable des pages Culture de l’Obs juge «non seulement délicieux mais aussi très actuel». Le Tourangeau ne se montre «guère tendre» lorsqu’il écrit entre autres considérations, que, «pour être heureux à Paris, il convient non seulement d’être riche mais aussi égoïste». Et très clairvoyant lorsqu’il déplore qu’«aujourd’hui, un homme qui ne fait pas un livre est un impuissant». Passé à la postérité avec l’inénarrable Trois hommes dans un bateau (sans parler du chien), Jérôme K. Jérôme a aussi commis Pensées paresseuses d’un paresseux. Pour Claro, son préfacier, cet écrivain britannique «n’est pas l’ami du genre humain, loin de là» car, «sous son affabilité et sa légèreté», se dissimule un esprit volontiers moqueur. Tout en parlant de lui-même, il parle aussi avec mordant de ses congénères. Sa radiographie des familles dont «toute la vie tourne autour du chien», par exemple, constitue un chef d’œuvre d’humour acerbe et décalé. (GF)

 

FottorinoÉric Fottorino, Le marcheur de Fès

Né en 1960 à Bordeaux, Éric Fottorino est élevé par sa très jeune mère – 17 ans – sans connaître son père. Il est adopté à 10 ans par son beau-père, Michel Fottorino, dont il prend le patronyme (et auquel il consacrera bien plus tard l’un de ses plus beaux livres, L’Homme qui m’aimait tout bas). Sept ans plus tard, il rencontre son géniteur, un obstétricien marocain installé à Toulouse, Maurice Maman. Sans pour autant resserrer les liens. Ce n’est que longtemps après, à 44 ans, qu’il renoue définitivement avec celui à qui il a régulièrement donné le mauvais rôle dans ses romans, alors que c’est sa grand-mère qui s’était opposé au mariage de sa mère avec un Juif. Il s’était promis de revenir avec ce second père (dont il a parlé dans Questions à mon père) sur les traces de sa jeunesse à Fès. Mais le vieil homme étant trop malade, c’est seul qu’il a arpenté les ruelles de la ville marocaine, s’aventurant dans les cimetières et musées. Enfin, pas tout à fait seul, un rabbin et un ancien ami de son père lui servant de guides. Notamment au cœur du Mellah qui abritait autrefois une importante communauté juive à laquelle appartenait Maurice Maman et qui, en avril 1912, au début du protectorat français, subit un pogrom (le «tritl»). Avant de se vider progressivement de ses habitants, les plus pauvres s’installant dans le nouvel Etat hébreu, les autres prenant la route de l’Occident, principalement la France. (Folio)

 

ChancelJacques Chancel, Petit dictionnaire amoureux de la télévision

Né dans les Hautes-Pyrénées en 1928, mort l’an dernier, Jacques Chancel crée Radioscopie sur France Inter puis, en 1975, participe avec Marcel Jullian à la création d’Antenne 2 où il anime Le Grand Èchiquier jusqu’en 1986. Il a aussi notamment présenté Figure de proue sur France Inter et Ligne de mire sur France 3. Dans ce Dictionnaire amoureux, cet homme convaincu qu’«il ne faut pas donner au téléspectateur ce qu’il aime mais ce qu’il pourrait aimer», parle de la télé d’hier et d’aujourd’hui qu’il regarde avec une passion inchangée. Une large place est accordée à ses têtes de gondole, d’hier (Zitrone, Guy Lux, Mourousi, Tchernia), et d’aujourd’hui (Delahousse, Nicolas Bedos, Ardisson, Ruquier, Bern, Busnel, Taddeï), ou d’hier et d’aujourd’hui (Bouvard, Bellemare, Drucker). Une absence de marque: Droit de réponse de Michel Polac, un homme que Jacques Chancel n’aimait pas. (Pocket)

 

 

Dac BlanchePierre Dac, L’Os Libre & Pierre Dac, Francis Blanche, Signé Furax

Depuis quelques années, les éditions Omnibus rééditent progressivement l’œuvre intégrale de Pierre Dac. Sont ainsi à nouveau disponibles L’Os à Moelle, qui reprend la quasi intégrale des 109 numéros hebdomadaires de «l’organe des loufoques» parus entre le 13 mai 1938 et le 7 juin 1940, ses «romans loufoques» publiés dans les années 1950-60 (Du côté d’ailleurs, Les Pédicures de l’Âme et Du côté de partout), les 213 épisodes de Malheur aux barbus, son premier feuilleton radiophonique écrit avec Francis Blanche diffusé sur les antennes de la Radiodiffusion française entre le 15 octobre 1951 et le 28 juin 1958. C’est ici qu’apparaît pour la première fois Edmond Furax traqué par les ineffables inspecteurs Black and White interprétés par les auteurs eux-mêmes. Voici deux nouvelles pépites. La première est la réédition sous couverture cartonnée de L’Os Libre publié entre le 11 octobre 1945 et le 15 octobre 1947. Ce volume reprend également les années passées par Pierre Dac à Londres. Á partir du le 29 octobre 1943, il est speaker dans l’émission «Les Français parlent aux Français» sur la BBC puis, fin 1944 et début 1945, il est correspondant de guerre. Chaque livraison de L’Os Libre, dont le sous-titre est «Contre ce qui est pour – Pour ce qui est contre», comprend, outre l’édito de son directeur, des nouvelles et petites annonces farfelues et passablement absurdes, ou des publicités du même tonneau.

La deuxième réédition est Le Boudin sacré, le deuxième feuilleton de la série Signé Furax diffusé sur Europe n°1 à partir du 22 octobre 1956. Quelques prestigieux monuments de Paris ont été subtilisés par Furax et remplacés par des imitations en staff. Dont l’obélisque de la Concorde dans laquelle on enfonce le bras comme dans du beurre. Fouvreaux, le chef de la police, et Socrate, le commissaire, ont la même idée: faire appel à Black & White qui coulent une retraite paisible dans une maison de repos. Mais qui se laissent néanmoins convaincre. (Omnibus)

 

CompagnonLa Grande Guerre des écrivains. D’Apollinaire à Zweig, textes choisis et présentés par Antoine Compagnon

«Aucun événement historique, ni règne, ni conflit, ni révolution n’a déchaîné autant de littérature que la Première Guerre mondiale. Grande, elle l’est rien que par les tonnes de papier qui furent noircies durant ces quatre années et plus (…)», note Antoine Compagnon dans sa très longue introduction (un essai à elle seule). D’un point de vue strictement littéraire, il distingue trois périodes: une «littérature immédiate» qui va de 1914 jusqu’au début des années 1920 (dont Le Feu d’Henri Barbusse (1), Goncourt 1916, constitue le «canon»), période qualifiée par Albert Thibaudet de «littérature hâtive»; une littérature d’«inventaire» dans les années 1920, la difficile réintroduction des mobilisés «dans un monde civil insouciant ou hostile», comme en témoignent les livres de Dorgelès, Barbusse ou Schlumberger; «une poignée de chefs d’œuvres», enfin, parus au cours des années 30, signés Giono, Céline ou Drieu la Rochelle. Cette épaisse anthologie est le fruit d’une sélection. Les textes retenus - témoignages, romans, carnets, journaux, poèmes – sont divisés en cinq parties: «l’été 14», «le front», «les échelons: entre lignes et arrière-lignes», «l’arrière» et «mémoire et oubli». Y figurent notamment Gide, Jünger, Zweig, Martin du Gard, Dos Passos, Cendrars, Genevoix, Montherlant, Giono, Paulhan, Kessel, Cocteau, Malaparte, Giraudoux, Hemingway, Virginia Woolf, Drieu La Rochelle, Proust, Eluard, Faulkner, Aragon… (Folio)

 

PodalydesPodalydes-PenelopeDenis Podalydès, Scènes de la vie d’acteur et Fuir Pénélope

On ne peut qu’aimer Bruno Podalydès, l’acteur et l’homme tel qu’il apparaît dans les médias, tant il déborde de talent et d’humour et respire d’intelligence. Depuis une dizaine d’années, il est passé à l’écriture, publiant cinq livres mêlant autobiographie et fiction dont deux viennent simultanément d’être réédités en poche. Scènes de la vie d’acteur, description «d’une vie ordinaire de comédien ordinaire», selon ses propres termes, fait presque office de bréviaire pour tout acteur en herbe. En une quarantaine de chapitres, le sociétaire de la Comédie française partage son expérience sur les planches de théâtre ou sur les plateaux de tournages tout en livrant un certain nombre de réflexions extrêmement pertinentes. Même s’il précise, dans la préface, que ces chroniques écrites depuis le milieu des années 1990 – la première édition du livre date de 2006 -, tout en étant «véritables, n’en sont pas moins romancées», les noms étant souvent fictifs et les circonstances modifiées. Il révèle, par exemple, qu’il lui est arrivé de jouer, le même jour, trois pièces différentes dans les trois théâtres du Français, à 14h, 18h30 et 20h30. Ajoutant: «Si c’était à refaire, je ne le referais pas», craignant toute la journée de «perdre le texte». Se livrant à une permanente auto analyse, il se rend compte, pour le déplorer, n’avoir pas «fait de progrès» dans un rôle important entre la première et la dernière représentation. Il constate aussi le peu de mémoire qu’il garde de ses lectures récentes, ce qui est plutôt rassurant. On voudrait tout citer de ce livre qui contient quelques récits de tournage et une foule d’anecdotes savoureuses. (Points)

Paru l’an dernier, Fuir Pénélope est, quant à lui, un vrai roman – même s’il repose très largement sur du vécu. Pour raconter les premiers pas au cinéma d’un jeune comédien, Denis Podalydès s’est en effet inspiré de son premier tournage, celui en Grèce, en Italie et en Espagne de Xénia, de Patrice Vivancos, en 1989, où il joue le rôle d’un acteur au chômage. Il le fait avec beaucoup d’humour, sur un ton de comédie qui lui sied parfaitement. (Folio)

 

CelineLouis-Ferdinand Céline, À l’agité du bocal

L’Herne réédite une nouvelle fois ce bref texte dont le destinataire, «l’agité» du titre, est Jean-Paul Sartre. En 1948, alors qu’il vit reclus au Dannemark de manière plus que rudimentaire, le proscrit des lettres françaises (il ne rentrera en France qu’à l’été 1951) apprend que, trois ans auparavant, dans Les Temps modernes, l’auteur de La Nausée l’a accusé d’avoir été payé pour soutenir «les thèses socialistes des nazis». Envoyé à Paulhan, qui ne le publie pas, ce pamphlet passe inaperçu dans le live d’Albert Paraz, Le Gala des vaches. Céline, qui s’obstine à donner à Sartre le prénom de Jean-Baptiste (il devient alors tout au long du texte J.-B. S.), se déchaîne contre celui qu’il nomme «la petite fiente», «le damné pourri croupion», le «chiant pourvoyeur» ou la «bourrique à lunettes», coupable d’un article à «Lamanièredeux». Le principal intérêt de ce délire verbal est son souffle éruptif et sa formidable puissance stylistique. Il est suivi de cinq autres textes, dont une préface inédite à Semmelweis (sa thèse publiée en 1924) et une longue interview accordée à Jacques Darribehaude pendant l’hiver 59-60. Dans celle-ci, l’auteur du Voyage parle de sa passion ancienne pour la médecine, de son enfance dans «la misère» («Féroce… Féroce… en ce sens qu’on avait à peine de quoi bouffer et qu’il fallait … faire figure.»), de ses parents ou de son souhait qu’on lui donne «beaucoup de pognon» pour s’en aller «quelque part, pour ne rien foutre». (L’Herne)

 

ManchetteManchette2Jean-Patrick Manchette, Journal 1966-1974 et Chroniques cinéma

Entre 1966, à 24 ans, et sa mort en 1995, le père du néo-polar français a régulièrement tenu son journal constitué, prévient Doug Headline dans son avant-propos, de quelque cinq mille pages manuscrites remplissant vingt cahiers enrichis d’articles de presse et de photos découpées dans des journaux. Ce volume de plus de 900 pages ne couvre que les huit premières années. De même que ses polars sont a-psychologiques, ses notes s’en tiennent aux faits bruts, l’auteur de Nada ou de La Position du tireur couché ne s’embarrassant pas de communiquer ses émotions ou ressentis. De son époque, il rend compte brièvement dans des textes titrés Historiographie, mais rarement dans le sien -  à peine quelques lignes par exemple sur mai 68 qui commencent pas «Bordel social et politique». Au fil des pages, Manchette parle principalement des livres qu’il écrit – alimentaires (tel Folie Noire sous le pseudo de Sylvette Cabrisseau) ou à la Série Noire - et traduit, et que sa femme Mélissa tape vaillamment au propre. Ainsi que de ceux, très nombreux, qu’il achète et lit – beaucoup d’essais philosophiques, historiques, politiques, etc. En plus de la littérature, le cinéma est son autre grande passion. Il voit beaucoup de films, de tous types, tant au cinéma qu’à la télévision. Se montrant parfois injuste, par exemple lorsqu’il parle de «manque de talent» à propos de Peau d’âne de Jacques Demy. En 1967, il a le projet d’un film politique tout en commençant à écrire des scénarios pour le cinéma. Début 1971, il est en contact avec Georges Conchon pour l’adaptation de L’État sauvage. À cette période, il envisage d’ailleurs «d’écrire un polar se déroulant dans les milieux du cinéma caca-pipi». En 1972, il est aussi question de l’adaptation de son roman  Ô Dingos, ô châteaux. (Folio)

Son intérêt pour le 7e art l’amène à tenir pendant trois ans une rubrique dans Charlie Hebdo. S’ouvrant sur 57 notes sur le cinéma extraites de son Journal de 1978 et se refermant sur une longue interview accordée par l’écrivain en 1991, où il est largement question de l’adaptation de ses polars, le recueil Chroniques cinéma reprend une bonne vingtaine de ses chroniques. Elles concernent Hitchcock, «qui n’a jamais rien fait, de mauvais, jamais», Fritz Lang, l’un de ses cinéastes préférés, le «style Warner Bros», Kubrick, qui lui inspire «de l’estime», Fassbinder, Cassavetes, et même Claude Miller, «peut-être le plus intéressant et le plus solide des cinéastes français qui sont apparus dans les années 70». Ou encore l’inévitable Jean-Luc Godard, «novateur obstiné» qu’il n’aime pas: «Déjà que je l’[Sauve qui peut (la vie)]ai vu en entier, vous n’allez pas me demander d’en rendre compte en plus, il y a des limites.» (Rivages/Noir).

 

RaczymowHenri Raczymow, Notre cher Marcel est mort ce soir

Dans ce bref livre absolument charmant, érudit et tout à fait délicieux à lire, Henri Raczymow évoque les trois dernières années de la vie de Proust auquel il a consacré plusieurs ouvrages. Accordant une grande place à l’irremplaçable Céleste Albaret qui lui prépare son essence de café et le protège des visiteurs importuns, fussent-ils Gaston Gallimard et Jacques Rivière venus lui annoncer le Goncourt en 1919. Le mondain asthmatique vient de quitter le boulevard Haussmann pour la rue Hamelin où il regrette les murs de liège qui tapissaient sa chambre. Sortant peu, recevant surtout la nuit, il ne cesse de retravailler son œuvre à laquelle il a déjà mis le mot «fin» mais qu’il désespère d’achever. À La Prisonnière, à Albertine disparue, il apporte d’incessants ajouts, tardant à laisser partir le manuscrit définitif destiné à la NRF. L’une des scènes les plus édifiantes racontées par Raczymow concerne la prise à parti de l’éditeur par son auteur au sujet de l’absence de publicité faite à ses livres. Son frère Robert ayant constaté que ceux-ci n’étaient pas vendus dans les gares, contrairement à ceux d’autres auteurs Gallimard qui, de surcroît, avaient droit à une annonce («Pour emporter en voyage»), Proust s’en plaint à Gaston Gallimard. Qui fait une réponse admirable et combien prémonitoire: vos livres ne sont pas faits pour être vendus en gare, ils méritent mieux, lui répond-il en substance. Et, résume Raczymow, «dans vingt ans, dans cinquante ans, que dis-je, dans un siècle, quand ni vous ni moi n’y seront plus, (…) ce qui fera l’objet de savants colloques à Cerisy-la-Salle et ailleurs, et l’objet de cours au Collège de France1 », c’est lui et non ceux dont le nom est affiché sur des panneaux. Et à l’écrivain, qui lui demande son opinion, Céleste répond: «N’est-ce pas se dévaloriser que de se comparer?» Surtout à un médiocre. «On existe pour soi-même, par soi-même, et peu nous importe les autres», conclut-elle. Autre anecdote amusante. Proust ne supportait aucune critique, même légère. Un jour, son ami Reynaldo Hahn lui avoue trouver sa phrase «un tout petit peu longuette». L’intéressé ne moufte pas. Un an plus tard, ils se croisent au Ritz et Marcel l’apostrophe: «Reynaldo, vous qui n’aimez pas mon style…». (Arléa)

 

CimentMichel Ciment, Les conquérants d’un nouveau monde

Directeur du mensuel Positif, où il écrit depuis le milieu des années 1960, pilier de l’émission Le Masque et la Plume sur France Inter depuis quarante-cinq ans, Michel Ciment est l’un des grands critiques cinéma français. Ce livre de plus de 600 pages, publié une première fois en 1981 et augmenté pour cette édition, reprend ses essais consacrés au cinéma hollywoodien. Comme il l’écrit dans sa préface, la «présence massive» des films américains sur les écrans du monde entier, «leurs liens avec l’argent et la publicité, leur fonction idéologique, leur popularité aussi, ont entraîné (…) une position de défense et de suspicion, une forme de réaction puritaine devant le spectacle et le divertissement.» Le critique va, on s’en doute, contre ces idées toutes faites, d’autant plus que, né en 1938, il a aimé «spontanément» les films américains projetés dans les salles de son quartier ou sur les Boulevards avant de découvrir «les grands formalistes» à la Cinémathèque au milieu des années 1950. Or, remarque-t-il, le cinéma américain est aussi «riche en travail formel», les grands cinéastes hollywoodiens multipliant «les mille et une trouvailles stylistiques sous le regard d’une loi contraignante».

C’est ce qu’il démontre magistralement dans cette bible divisée en quatre parties. «De Vienne à Hollywood» rappelle que le cinéma hollywoodien est majoritairement l’œuvre d’hommes venus d’Europe, de Scandinavie, d’Allemagne et, surtout, de l’Empire austro-hongrois. Dans cette école viennoise, dont font partie Lang, Preminger ou Zinnemann, il a choisi de retenir Erich von Stroheim, Joseph von Sternberg et Billy Wilder dont il analyse l’œuvre. La question posée dans la deuxième partie, «Qu’est-ce qu’un auteur?», peut sembler provocatrice tant, à de rares exceptions près (Chaplin, Welles), la notion d’auteur a longtemps paru incongrue au sein d’une industrie gérée par de grands studios et où le film est une entreprise collective au sein de laquelle le réalisateur n’est qu’un rouage. Ce n’est pas toujours le cas montre le directeur de Positif à partir de films de Welles, Hawks, Kazan ou Capra. «L’Ouest et ses mythes» revient sur le fait qu’à l’origine, pour des raisons sociologiques, économiques et esthétiques, le cinéma hollywoodien «a préféré le genre comme cadre créateur et n’a cessé depuis lors de lui accorder une place de premier plan». Et, parmi ces genres, le western s’est imposé comme le plus «fécond» et «durable» car, «à travers lui, se révèle l’attitude d’un peuple à l’égard de son passé à partir de son expérience du présent». Dix films sont étudiés dans cette partie, réalisés entre 1934 et 1978, parmi lesquels Notre pain quotidien (King Vidor), La Poursuite infernale (John Ford), Willie Boy (Abraham  Polonsky), Il était une fois dans l’Ouest (Sergio Leone) ou Les Moissons du ciel (Terence Malik). Ces Conquérants… se referme sur un chapitre inédit, «Le système et ses créateurs», où sont notamment observés le comportement des nababs hollywoodiens face à Hitler (silence coupable) et Staline (chasse aux sorcières), ainsi que le travail des scénaristes. Dressant enfin le portrait du producteur Dore Schary, Michel Ciment met intelligemment en lumière «la complexité et les contradictions d’une industrie qui, tournée vers le profit, a pu néanmoins favoriser l’art». Les plus grands cinéastes hollywoodiens se sont en effet adaptés à un système «dont ils eurent l’intelligence de comprendre les rouages», laissant dans leur sillage de nombreux chefs d’œuvres. (Folio essais))

 


 

 

1 Comme, récemment, ceux d’Antoine Compagnon.

 

PerecGeorges Perec, Penser/Classer

Par son humour, son inventivité, la dimension extrêmement ludique de ses livres, Georges Perec manque à la littérature française, et cette réédition de Penser/Classer, publiée trois ans après sa mort, en 1985, le confirme une nouvelle fois. On connaît le goût de l’auteur de La Vie mode d’emploi pour les contraintes et autres jeux littéraires mais aussi pour les listes et les classements dont ce recueil de textes parus dans des journaux et revues entre 1976 et 1982 en est une formidable expression. «Que signifie cette barre de fraction? Que me demande-t-on, au juste? Si je pense avant de classer? Si je classe avant de penser? Comment je classe ce que je pense? Comment je pense quand je veux classer?» On retrouve pêle-mêle quelques emplois du verbe habiter, des notes sur les objets placés sur sa table de travail, une réflexion sur la diversité de son œuvre littéraire (il se compare à un paysan cultivant plusieurs champs), des considérations sur les lunettes (!), d’autres sur la lecture, 81 fiches de cuisine à l’usage des débutants. Ou encore des «Notes brèves sur la manière et l’art de ranger ses livres» et le texte qui donne son titre à l’ensemble. Dans le premier, et tout bibliophile s’y retrouvera, Perec remarque que le problème des bibliothèques est double, d’espace et d’ordre (il répertorie douze classements différents dont aucun n’est, selon lui, satisfaisant). Dans le second, suite de réflexions et considérations diverses, il se demande «Comment je pense quand je pense? Comment je pense quand je ne pense pas.» (Points)

 

KovachBill Kovach et Tom Rosenstiel, Principes du journalisme

Le journalisme est-il en danger ? Il est néanmoins ébranlé et remis en cause par les nouvelles technologies, risquant de se perdre «dans le vaste océan de la communication». Il en va de sa crédibilité et, plus globalement, de son avenir. C’est pourquoi, un groupe de journalistes américains a fondé le CCJ (Committee of Concerned Journalists) qui a mené une étude approfondie et systématique pour tenter de répondre à deux questions: en quoi le journalisme est-il différent des autres formes de communication? Et, dans son évolution, quels principes de base faut-il préserver? Ce livre est le fruit de ce travail. L’enjeu est de taille, expliquent ses auteurs, car «l’information répond à un besoin humain fondamental». Et le système mis en place par les sociétés pour l’apporter est le journalisme, consubstantiel à la démocratie. Ainsi, le journalisme «apporte à la culture quelque chose d’essentiel et d’unique: une information indépendante, fiable, précise et générale qui, seule, peut assurer la liberté du citoyen.» Au fil des chapitres, sont développés les neufs principes indispensables pour que les journalistes puissent apporter au citoyen l’information dont ils ont besoin «pour vivre en êtres libres et autonomes»: respecter la vérité, être au service du citoyen, vérifier les informations, conserver son indépendance, exercer sur le pouvoir un contrôle indépendant, permettre au public d’exprimer ses critiques, hiérarchiser les informations, fournir une information complète et équilibrée et agir selon sa conscience. (Folio actuel)

 

 

Biographies

 

GiroudSaint-AndreFrançoise Giroud, Histoire d’une femme libre
Alix de Saint-André, Garde tes larmes pour plus tard

En 1960, la future épouse de Jean-Jacques Servan-Schreiber et sa famille reçoivent des lettres anonymes antisémites. Françoise Giroud, délaissée par l’homme qu’elle aimait pour une autre femme susceptible de lui donner des enfants, en est-elle l’auteure? JJSS en est persuadé et la chasse de L’Express, hebdo qu’ils avaient fondé ensemble en 1953 (mais il la rappellera un an plus tard). Meurtrie, la journaliste de 44 ans tente de se suicider. Sauvée contre son gré, elle écrit Histoire d’une femme libre durant l’été. Qu’elle renonce à publier. Avant de l’oublier, affirmant même l’avoir détruit. Or Alix de Saint-André, qui entretenait des liens amicaux avec son aînée de quarante ans morte en 2003, l’a retrouvé dans ses archives conservées à l’IMEC. Soutenue par la fille de l’intéressée, la psychanalyste et pédopsychiatre Caroline Eliacheff, elle a mené une passionnante «enquête» qu’elle raconte dans Garde tes larmes pour plus tard. Ce récit drôle, vif, généreux, impeccablement écrit, qui pointe les erreurs des deux biographes de Françoise Giroud (Christine Ockrent et Laure Adler), paraît donc en même temps que ces souvenirs inédits émaillés de réflexions sur la vie, le journalisme, l’amour, etc. La future Secrétaire d’Etat à la Condition féminine raconte son apprentissage de la sténodactylo et son bref passage dans le cinéma comme script, ses débuts journalistiques pendant l’Occupation et ses sept années à Elle sous l’autorité d’Hélène Lazareff. Et enfin son «coup de foudre» pour JJSS, plus jeune et déjà marié. (Folio)

 

westhoffDenis Westhoff, Sagan et fils

Si, portant le nom de son père, un sculpteur américain mort en 1990, Denis Westhoff a connu une scolarité tranquille, à l’écart des médias, l’héritage laissé par sa mère décédée le 24 septembre 2004 est nettement plus difficile à gérer. Françoise Sagan, personnalité people avant l’heure, a en effet laissé une dette de plus d’un million d’euros, vivant misérablement ses dernières années. Et ses romans sont peu réédités. Dans ce livre, son fils unique retrace la jeunesse d’une jeune femme soudainement projetée dans le milieu littéraire et fait le portrait intime d’une mère extrêmement attentive à son éducation. Il corrige notamment des assertions fausses contenues dans certaines biographies (un cardigan ajouré par des brûlures des cigarettes qu’elle écrasait à côté des cendriers, par exemple) et rectifie l’image véhiculée par le film de Diane Kurys avec Sylvie Testud dans le rôle-titre. On découvre un personnage plus complexe que la postérité a gardé de l’auteur de Bonjour tristesse. (Le Livre de Poche)

 

WinockMichel Winock, Flaubert

Pourquoi une nouvelle biographie de Flaubert (parue en 2013)? Parce que son auteur est historien. Mais aussi flaubertien puisque son mémoire portait sur «Flaubert et son temps». C’est donc en veillant toujours à replacer l’écrivain dans son époque que Michel Winock le regarde vivre. Et c’est d’autant plus captivant que l’auteur de Jeanne et les siens, auteur l’an dernier d’une vie de François Mitterrand, est un excellent littérateur. «J’appelle bourgeois quiconque pense bassement», a déclaré un jour celui qui ne sentait guère d’atomes crochus avec un siècle qui marqua «le triomphe d’une bourgeoise cupide, suffisante et sentencieuse». Et, raconte le biographe, si la famille de Gustave, dont le père chirurgien, Achille-Cléopas, est considéré à l’époque comme «un des premiers médecins de France», fait, par sa fortune, partie de la haute société rouennaise, cette aisance n’empêche pas «un certain non-conformisme». Le futur auteur de Madame Bovary passe sa jeunesse dans une ville peu portée sur la religion (d’où son anticléricalisme revendiqué), au contact des malades de l’hôtel-Dieu, ce qui développe chez lui une forme de pessimisme que lui reprochera Louise Colet. Son amant lui répondra n’avoir «jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait un vieillard ni un berceau sans songer à une tombe. Le contemplation d’une femme nue me fait penser à son squelette.» Ne lâchant pas d’une semelle celui qui a toujours contemplé la nature humaine avec un regard facétieux mais sans illusion, Winock n’oublie jamais qu’il est historien. Par exemple lorsqu’il parle de L’Education sentimentale, ce «roman moderne» par lequel Flaubert veut faire «l’histoire morale des hommes de ma génération; «sentimentale» serait plus vrai». Ou lorsqu’il raconte la Commune, qui suit la défaite contre la Prusse, pendant laquelle l’écrivain est à Croisset. Un événement qui lui échappe un peu, mais dont il craint les conséquences, et envers lequel il se montre finalement moins sévère, étrangement, que l’ancienne quarante-huitarde George Sand. S’il est bien «du côté des vainqueurs (…) il ne participe pas à la curée anticommunarde de tant de journalistes et de tant d’écrivains», remarque Winock. (Folio)

Michel Paquot
Juin 2015

 

crayongris2Michel Paquot est chroniqueur littéraire indépendant

 


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