Lectures pour l'été 2015 - Poches - Documents

PodalydesPodalydes-PenelopeDenis Podalydès, Scènes de la vie d’acteur et Fuir Pénélope

On ne peut qu’aimer Bruno Podalydès, l’acteur et l’homme tel qu’il apparaît dans les médias, tant il déborde de talent et d’humour et respire d’intelligence. Depuis une dizaine d’années, il est passé à l’écriture, publiant cinq livres mêlant autobiographie et fiction dont deux viennent simultanément d’être réédités en poche. Scènes de la vie d’acteur, description «d’une vie ordinaire de comédien ordinaire», selon ses propres termes, fait presque office de bréviaire pour tout acteur en herbe. En une quarantaine de chapitres, le sociétaire de la Comédie française partage son expérience sur les planches de théâtre ou sur les plateaux de tournages tout en livrant un certain nombre de réflexions extrêmement pertinentes. Même s’il précise, dans la préface, que ces chroniques écrites depuis le milieu des années 1990 – la première édition du livre date de 2006 -, tout en étant «véritables, n’en sont pas moins romancées», les noms étant souvent fictifs et les circonstances modifiées. Il révèle, par exemple, qu’il lui est arrivé de jouer, le même jour, trois pièces différentes dans les trois théâtres du Français, à 14h, 18h30 et 20h30. Ajoutant: «Si c’était à refaire, je ne le referais pas», craignant toute la journée de «perdre le texte». Se livrant à une permanente auto analyse, il se rend compte, pour le déplorer, n’avoir pas «fait de progrès» dans un rôle important entre la première et la dernière représentation. Il constate aussi le peu de mémoire qu’il garde de ses lectures récentes, ce qui est plutôt rassurant. On voudrait tout citer de ce livre qui contient quelques récits de tournage et une foule d’anecdotes savoureuses. (Points)

Paru l’an dernier, Fuir Pénélope est, quant à lui, un vrai roman – même s’il repose très largement sur du vécu. Pour raconter les premiers pas au cinéma d’un jeune comédien, Denis Podalydès s’est en effet inspiré de son premier tournage, celui en Grèce, en Italie et en Espagne de Xénia, de Patrice Vivancos, en 1989, où il joue le rôle d’un acteur au chômage. Il le fait avec beaucoup d’humour, sur un ton de comédie qui lui sied parfaitement. (Folio)

 

CelineLouis-Ferdinand Céline, À l’agité du bocal

L’Herne réédite une nouvelle fois ce bref texte dont le destinataire, «l’agité» du titre, est Jean-Paul Sartre. En 1948, alors qu’il vit reclus au Dannemark de manière plus que rudimentaire, le proscrit des lettres françaises (il ne rentrera en France qu’à l’été 1951) apprend que, trois ans auparavant, dans Les Temps modernes, l’auteur de La Nausée l’a accusé d’avoir été payé pour soutenir «les thèses socialistes des nazis». Envoyé à Paulhan, qui ne le publie pas, ce pamphlet passe inaperçu dans le live d’Albert Paraz, Le Gala des vaches. Céline, qui s’obstine à donner à Sartre le prénom de Jean-Baptiste (il devient alors tout au long du texte J.-B. S.), se déchaîne contre celui qu’il nomme «la petite fiente», «le damné pourri croupion», le «chiant pourvoyeur» ou la «bourrique à lunettes», coupable d’un article à «Lamanièredeux». Le principal intérêt de ce délire verbal est son souffle éruptif et sa formidable puissance stylistique. Il est suivi de cinq autres textes, dont une préface inédite à Semmelweis (sa thèse publiée en 1924) et une longue interview accordée à Jacques Darribehaude pendant l’hiver 59-60. Dans celle-ci, l’auteur du Voyage parle de sa passion ancienne pour la médecine, de son enfance dans «la misère» («Féroce… Féroce… en ce sens qu’on avait à peine de quoi bouffer et qu’il fallait … faire figure.»), de ses parents ou de son souhait qu’on lui donne «beaucoup de pognon» pour s’en aller «quelque part, pour ne rien foutre». (L’Herne)

 

ManchetteManchette2Jean-Patrick Manchette, Journal 1966-1974 et Chroniques cinéma

Entre 1966, à 24 ans, et sa mort en 1995, le père du néo-polar français a régulièrement tenu son journal constitué, prévient Doug Headline dans son avant-propos, de quelque cinq mille pages manuscrites remplissant vingt cahiers enrichis d’articles de presse et de photos découpées dans des journaux. Ce volume de plus de 900 pages ne couvre que les huit premières années. De même que ses polars sont a-psychologiques, ses notes s’en tiennent aux faits bruts, l’auteur de Nada ou de La Position du tireur couché ne s’embarrassant pas de communiquer ses émotions ou ressentis. De son époque, il rend compte brièvement dans des textes titrés Historiographie, mais rarement dans le sien -  à peine quelques lignes par exemple sur mai 68 qui commencent pas «Bordel social et politique». Au fil des pages, Manchette parle principalement des livres qu’il écrit – alimentaires (tel Folie Noire sous le pseudo de Sylvette Cabrisseau) ou à la Série Noire - et traduit, et que sa femme Mélissa tape vaillamment au propre. Ainsi que de ceux, très nombreux, qu’il achète et lit – beaucoup d’essais philosophiques, historiques, politiques, etc. En plus de la littérature, le cinéma est son autre grande passion. Il voit beaucoup de films, de tous types, tant au cinéma qu’à la télévision. Se montrant parfois injuste, par exemple lorsqu’il parle de «manque de talent» à propos de Peau d’âne de Jacques Demy. En 1967, il a le projet d’un film politique tout en commençant à écrire des scénarios pour le cinéma. Début 1971, il est en contact avec Georges Conchon pour l’adaptation de L’État sauvage. À cette période, il envisage d’ailleurs «d’écrire un polar se déroulant dans les milieux du cinéma caca-pipi». En 1972, il est aussi question de l’adaptation de son roman  Ô Dingos, ô châteaux. (Folio)

Son intérêt pour le 7e art l’amène à tenir pendant trois ans une rubrique dans Charlie Hebdo. S’ouvrant sur 57 notes sur le cinéma extraites de son Journal de 1978 et se refermant sur une longue interview accordée par l’écrivain en 1991, où il est largement question de l’adaptation de ses polars, le recueil Chroniques cinéma reprend une bonne vingtaine de ses chroniques. Elles concernent Hitchcock, «qui n’a jamais rien fait, de mauvais, jamais», Fritz Lang, l’un de ses cinéastes préférés, le «style Warner Bros», Kubrick, qui lui inspire «de l’estime», Fassbinder, Cassavetes, et même Claude Miller, «peut-être le plus intéressant et le plus solide des cinéastes français qui sont apparus dans les années 70». Ou encore l’inévitable Jean-Luc Godard, «novateur obstiné» qu’il n’aime pas: «Déjà que je l’[Sauve qui peut (la vie)]ai vu en entier, vous n’allez pas me demander d’en rendre compte en plus, il y a des limites.» (Rivages/Noir).

 

RaczymowHenri Raczymow, Notre cher Marcel est mort ce soir

Dans ce bref livre absolument charmant, érudit et tout à fait délicieux à lire, Henri Raczymow évoque les trois dernières années de la vie de Proust auquel il a consacré plusieurs ouvrages. Accordant une grande place à l’irremplaçable Céleste Albaret qui lui prépare son essence de café et le protège des visiteurs importuns, fussent-ils Gaston Gallimard et Jacques Rivière venus lui annoncer le Goncourt en 1919. Le mondain asthmatique vient de quitter le boulevard Haussmann pour la rue Hamelin où il regrette les murs de liège qui tapissaient sa chambre. Sortant peu, recevant surtout la nuit, il ne cesse de retravailler son œuvre à laquelle il a déjà mis le mot «fin» mais qu’il désespère d’achever. À La Prisonnière, à Albertine disparue, il apporte d’incessants ajouts, tardant à laisser partir le manuscrit définitif destiné à la NRF. L’une des scènes les plus édifiantes racontées par Raczymow concerne la prise à parti de l’éditeur par son auteur au sujet de l’absence de publicité faite à ses livres. Son frère Robert ayant constaté que ceux-ci n’étaient pas vendus dans les gares, contrairement à ceux d’autres auteurs Gallimard qui, de surcroît, avaient droit à une annonce («Pour emporter en voyage»), Proust s’en plaint à Gaston Gallimard. Qui fait une réponse admirable et combien prémonitoire: vos livres ne sont pas faits pour être vendus en gare, ils méritent mieux, lui répond-il en substance. Et, résume Raczymow, «dans vingt ans, dans cinquante ans, que dis-je, dans un siècle, quand ni vous ni moi n’y seront plus, (…) ce qui fera l’objet de savants colloques à Cerisy-la-Salle et ailleurs, et l’objet de cours au Collège de France1 », c’est lui et non ceux dont le nom est affiché sur des panneaux. Et à l’écrivain, qui lui demande son opinion, Céleste répond: «N’est-ce pas se dévaloriser que de se comparer?» Surtout à un médiocre. «On existe pour soi-même, par soi-même, et peu nous importe les autres», conclut-elle. Autre anecdote amusante. Proust ne supportait aucune critique, même légère. Un jour, son ami Reynaldo Hahn lui avoue trouver sa phrase «un tout petit peu longuette». L’intéressé ne moufte pas. Un an plus tard, ils se croisent au Ritz et Marcel l’apostrophe: «Reynaldo, vous qui n’aimez pas mon style…». (Arléa)

 

CimentMichel Ciment, Les conquérants d’un nouveau monde

Directeur du mensuel Positif, où il écrit depuis le milieu des années 1960, pilier de l’émission Le Masque et la Plume sur France Inter depuis quarante-cinq ans, Michel Ciment est l’un des grands critiques cinéma français. Ce livre de plus de 600 pages, publié une première fois en 1981 et augmenté pour cette édition, reprend ses essais consacrés au cinéma hollywoodien. Comme il l’écrit dans sa préface, la «présence massive» des films américains sur les écrans du monde entier, «leurs liens avec l’argent et la publicité, leur fonction idéologique, leur popularité aussi, ont entraîné (…) une position de défense et de suspicion, une forme de réaction puritaine devant le spectacle et le divertissement.» Le critique va, on s’en doute, contre ces idées toutes faites, d’autant plus que, né en 1938, il a aimé «spontanément» les films américains projetés dans les salles de son quartier ou sur les Boulevards avant de découvrir «les grands formalistes» à la Cinémathèque au milieu des années 1950. Or, remarque-t-il, le cinéma américain est aussi «riche en travail formel», les grands cinéastes hollywoodiens multipliant «les mille et une trouvailles stylistiques sous le regard d’une loi contraignante».

C’est ce qu’il démontre magistralement dans cette bible divisée en quatre parties. «De Vienne à Hollywood» rappelle que le cinéma hollywoodien est majoritairement l’œuvre d’hommes venus d’Europe, de Scandinavie, d’Allemagne et, surtout, de l’Empire austro-hongrois. Dans cette école viennoise, dont font partie Lang, Preminger ou Zinnemann, il a choisi de retenir Erich von Stroheim, Joseph von Sternberg et Billy Wilder dont il analyse l’œuvre. La question posée dans la deuxième partie, «Qu’est-ce qu’un auteur?», peut sembler provocatrice tant, à de rares exceptions près (Chaplin, Welles), la notion d’auteur a longtemps paru incongrue au sein d’une industrie gérée par de grands studios et où le film est une entreprise collective au sein de laquelle le réalisateur n’est qu’un rouage. Ce n’est pas toujours le cas montre le directeur de Positif à partir de films de Welles, Hawks, Kazan ou Capra. «L’Ouest et ses mythes» revient sur le fait qu’à l’origine, pour des raisons sociologiques, économiques et esthétiques, le cinéma hollywoodien «a préféré le genre comme cadre créateur et n’a cessé depuis lors de lui accorder une place de premier plan». Et, parmi ces genres, le western s’est imposé comme le plus «fécond» et «durable» car, «à travers lui, se révèle l’attitude d’un peuple à l’égard de son passé à partir de son expérience du présent». Dix films sont étudiés dans cette partie, réalisés entre 1934 et 1978, parmi lesquels Notre pain quotidien (King Vidor), La Poursuite infernale (John Ford), Willie Boy (Abraham  Polonsky), Il était une fois dans l’Ouest (Sergio Leone) ou Les Moissons du ciel (Terence Malik). Ces Conquérants… se referme sur un chapitre inédit, «Le système et ses créateurs», où sont notamment observés le comportement des nababs hollywoodiens face à Hitler (silence coupable) et Staline (chasse aux sorcières), ainsi que le travail des scénaristes. Dressant enfin le portrait du producteur Dore Schary, Michel Ciment met intelligemment en lumière «la complexité et les contradictions d’une industrie qui, tournée vers le profit, a pu néanmoins favoriser l’art». Les plus grands cinéastes hollywoodiens se sont en effet adaptés à un système «dont ils eurent l’intelligence de comprendre les rouages», laissant dans leur sillage de nombreux chefs d’œuvres. (Folio essais))

 


 

 

1 Comme, récemment, ceux d’Antoine Compagnon.

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