René-Louis des Forêts, Œuvres complètes
L’œuvre de Louis-René des Forêts (1916-200) est brève : deux romans, Les Mendiants et Le Bavard, des nouvelles, dont La Chambre des enfants, des poèmes, des chroniques et textes autobiographiques, tels Ostinato ou Pas à pas jusqu’au dernier. Elle est entièrement réunie dans ce volume qui s’ouvre sur une nouvelle inédite de 1938, Les Coupables, et comprend également une longue biographie illustrée, des lettres à Charles Du Bos ou à André Frénaud, des portraits de Bataille, Leiris ou Antelme, un entretien ainsi que de nombreux dossiers illustrés éclairant certains textes. L’occasion de (re)découvrir une œuvre placée sous le sceau du silence. Pendant quelques années, celui qui a lutté contre la Guerre d’Algérie, a fait vœu de silence, se consacrant à la peinture, avec le «sentiment de pouvoir [s’]exprimer autrement que par des mots.» Il revient pourtant à l’écriture, convaincu, comme il l’écrit dans Face à l’immémorable, que la langue est «l’unique voie d’accès au silence». Selon lui, «perpétuer, du moins pour un temps, ce que la mort s’apprête à réduire en poussière, tel est parmi d’autres, le rôle du langage.» Cette édition reprend également des chroniques musicales, importantes pour celui qui regrettait de ne pas avoir fait des études de musique, considérant la littérature comme un «pis-aller» (Quarto).
Claudie Gallay, L’Amour est une île et Une part de ciel
L’été 2003, le Festival d’Avignon est bloqué par la grève des intermittents du spectacle. C’est cet événement que Claudie Gallay a pris comme décor de ce roman paru il y a cinq ans, mais seulement édité en poche aujourd’hui. Si de nombreuses pièces sont annulées, Odon, directeur de Chien Fou, entend bien jouer car, rappelle-t-il, «c’est en laissant les théâtres ouverts que les peuples se font entendre». Il monte Nuit rouge, la pièce d’un jeune auteur mort cinq ans auparavant dont la soeur a fait le déplacement jusqu’à la Cité des Papes pour lui rendre justice. Il tente aussi de retrouver Mathilde, cette actrice qu’il a tant aimée devenue célèbre sous d’autres cieux. Différents personnages croisés au fil de courts chapitres tissent cette fresque magistrale comme portée par la grâce, aux dialogues rares mais riches de sens, à l’écriture forte d’une belle densité émotionnelle.
Au début d’Une part de ciel, Philippe, Gaby et Carole se retrouvent dans leur village natal de montagne peu avant Noël. Le premier, responsable du domaine, recherche la route jadis empruntée par Hannibal. La deuxième est femme de ménage dans un hôtel en élevant une fille qui n’est pas la sienne. Quant à la troisième, elle est revenue pour son père. Tous trois ont en effet reçu une boule à neige annonçant le retour de cet homme qu’ils ont toujours connu ailleurs. Carole, la narratrice, reprend ses marques dans ce monde immuable, figé dans la neige. Elle reconnaît « le bar à Francky », l’épicerie, le pont au-dessus de la rivière. Retrouve l’homme de la scierie qu’elle aurait pu aimer à l’époque. Et passe le temps en traduisant un ouvrage sur Christo ou en rendant visite à la Baronne et ses chiens. Tout en posant des questions sur l’incendie qui a détruit la maison familiale lorsqu’ils étaient enfants : laquelle des deux sœurs leur mère a-t-elle prise dans ses bras? Ce beau roman d’ambiance possède un style lapidaire multipliant les courtes phrases et bribes de dialogues. (Babel)
Maylis de Kerangal, Réparer les vivants
Parler du roman de Maylis de Kerangal, Prix Médicis 2010 pour Naissance d’un pont, relève d’une sorte de gageure. Car le réduire à sa trame, ce n’est rien en dire tant sa richesse et sa profonde singularité tiennent à son écriture. L’histoire est celle-ci : suite à un accident de voiture, un jeune homme est en état de mort cérébrale. Mais pas de mort totale car son coeur et plusieurs de ses organes – le foie, les reins, les poumons – ne le sont pas et peuvent donc être transplantés. Les parents acceptent et la transplantation cardiaque a lieu. La romancière s’immisce dans les pensées et les ressentis de ses personnages. Les parents de Simon, qui ne savent pas s’ils doivent ou non accepter que leur fils soit dépecé. L’infirmière de l’hôpital du Havre qui accueille le jeune garçon, un premier médecin de garde qui annonce sa mort, un second qui parle de transplantation sont les courroies de transmission entre l’avant et l’après. Suivent le chirurgien qui pratiquera l’intervention, son assistant chargé de ramené le coeur à Paris et pour qui c’est une première. Et enfin la femme qui, depuis si longtemps, attend de pouvoir reprendre le chemin de la vie avec un coeur neuf. Tous sont riches d’une profonde humanité que leur octroie la romancière en les replaçant dans leur propre histoire individuelle. Ils deviennent chacun les héros de cette tragédie antique où se côtoient la vie et la mort, entrant et sortant successivement du champ d’une caméra imaginaire qui effectuerait un lent travelling temporel. L’auteure donne ainsi à son roman un rythme très particulier, tantôt rapide, tantôt lent, comme la palpitation d’un cœur. (Folio)
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Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule
Le premier roman d’Edouard Louis, 21 ans, étudiant à Normale Sup, coordinateur d’un essai sur Bourdieu aux PUF, a été l’objet d’une polémique journalistique à sa sortie en janvier 2014, l’auteur ne supportant pas qu’un journaliste du Nouvel Obs se rende sur les lieux qui y sont décrits. L’enfance d’Eddy dans un village picard où il vaut mieux être un dur, savoir se bagarrer, lancer des injures racistes et homophobes, draguer en mobylette, se saouler, battre sa femme ou sa copine, plutôt que de «parler comme une fille» ou de «courir comme une pédale», fut en effet celle d’Edouard. Asthmatique, Eddy est l’aîné d’un père abandonné à cinq ans par son propre père et le troisième garçon d’une mère qui en avait déjà eu deux autres d’un premier mari alcoolique mort d’une cirrhose du foie. Dans sa famille, on admire son cousin Sylvain, délinquant et trafiquant de drogue mort d’un cancer en prison. Au collège, le narrateur est régulièrement tabassé, chez lui, il est raillé, au village, il est regardé de biais. Son père est violent («Pour un homme, la violence était quelque chose de naturel, d’évident») mais, contrairement à bien d’autres, il ne tape ni sa femme, ni ses gosses, mais bien le mur, qui a fini couvert de trous cachés par des dessins rapportés par les plus petits de l’école maternelle. Cette enfance, ce monde, Eddy finira par les fuir, en voulant faire du théâtre et s’inscrivant au lycée d’Amiens, découvrant un monde neuf. (Points)
Voir aussi Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule
Sorj Chalandon, Le quatrième mur
Le quatrième mur est, au théâtre, l’écran imaginaire érigé au bord de la scène isolant le plateau de la salle. Ici, c’est celui qui, en plein conflit libanais, séparera les acteurs issus des multiples communautés présentes au Liban – palestiniens sunnites, druzes (musulmans vivant dans le Chouf), chrétiens maronites du Mont-Liban, chiites – des spectateurs originaires de ces mêmes communautés engagées dans une guerre civile sans fin. La pièce représentée est Antigone d’Anouilh, œuvre de résistance à la tyrannie, quelle qu’elle soit, créée en janvier 1944 dans Paris occupée. Elle ne pourra être jouée qu’une seule fois, en octobre 1982, dans l’ancien cinéma Beaufort situé à un carrefour cerné par les deux fronts et étroitement surveillé par des snipers retranches dans les immeubles détruits. Le metteur en scène est un jeune Français, un ancien militant d’extrême-gauche qui a accepté d’abandonner sa femme et sa fillette pour tenir la promesse faite à l’homme qui est à la base de ce projet insensé, un juif grec ayant fui le régime des colonels et aujourd’hui mourant. Sorj Chalandon, qui a vécu cette guerre comme grand-reporter à Libération, entraîne son narrateur dans un monde halluciné et hallucinant où la vie ne tient qu’à un fil. À un doigt posé sur la gâchette d’un fusil. Le lecteur navigue entre le somptueux et l’atroce. Entre la force de l’espoir et l’acceptation de sa ruine. (Le Livre de Poche)
Yanick Lahens, Dans la maison du père
Après un peu plus de dix ans d’existence, l’éditrice Sabine Wespieser a lancé sa collection poche. Parmi les premiers titres, figure le premier roman de l’auteure haïtienne Yanick Lahens (Prix Femina 2014 pour Bain de Lune) paru en 2000 au Serpent à Plumes. En ce jour de 1942, la narratrice, 13 ans, se fait gifler par son père pour avoir dansé dans l’herbe au son d’une musique entraînante. «Je suis née de cette image. Elle m’a mise au monde une seconde fois et je l’ai enfantée à mon tour», écrit-elle. Elle raconte son enfance entre un père strict et une mère aimante, l’occupation américaine, sa découverte de la danse, son besoin de liberté pendant la période révolutionnaire des années 1945-46, jusqu’à son arrivée à New York en 1950 où elle attrape son «virus de civilisée». Un très subtil roman d’apprentissage porté par une écriture fluide. (SW Poche)
Monica Sabolo, Tout cela n’a rien à voir avec moi
Le titre de ce «roman» est ironique puisque ce qu’il contient ne concerne que son auteure. Ce «tout» renferme un texte éclaté en extraits de journal, SMS, courriels, lettres (à un mort), conversations, propos divers, réflexions, souvenirs, histoires familiales, compte-rendu, etc., accompagnés d’une multitude de petites photos noir et blanc (paires de gants, parapluie, briquets, livres, notes, scooter rouge, vacances, enfance…), de schémas ou de tableaux. Ce livre foutraque, totalement revigorant, ne ressemble donc à rien de connu. Que raconte-t-il? Une histoire d’amour brève, sans suite, assez vaine et finalement peut-être à sens unique entre la narratrice, double de l’auteur (même nom, même histoire), et le «jeune et brillant garçon» engagé pour tenir la rubrique cinéma dans le magazine dont elle dirige les pages culturelles. De l’approche lente et prudente à la séparation finalement «pénible», se sont écoulés quelques mois pimentés de rendez-vous rapportés avec un humour interrogateur et férocement autocritique où la passion de la jeune femme se dissimule sous un ton évasif et lapidaire. (Pocket)