L’école liégeoise de physiologie aux 19e et 20e siècles


Marcel Florkin (Liège, 1900 – Liège, 1979)

FlorkinIl est un disciple direct de Léon Fredericq mais va s’intéresser davantage à une discipline émergente, la biochimie. Diplômé médecin en 1928 avec une dernière année de médecine comme interne de psychiatrie, il effectue lui aussi de nombreux voyages qui le conduisent aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne et en France. Pendant son séjour à Harvard (1928-1929), il travaille avec Edwin Cohn sur le fibrinogène. Il y rencontre Walter B. Cannon, directeur du département de Physiologie, internationalement reconnu pour ses études sur l’homéostasie (la constance du milieu intérieur si chère à Claude Bernard) et auteur du livre célèbre à l’époque Bodily Changes in Pain, Hunger, Fear and Rage.

En 1934, Marcel Florkin devient le premier titulaire de l’enseignement de la biochimie tant à la Faculté des Sciences qu’à la Faculté de Médecine de l’ULg. Inspiré par Léon Fredericq et les anciens maîtres de notre Alma Mater, il se consacre énormément à la biochimie comparée et à décrire l’évolution des êtres vivants sur le plan biochimique. Dans la foulée des études pionnières de Léon Fredericq, il démontre le rôle des acides aminés dans la régulation osmotique chez les invertébrés et prouve l'existence d'une évolution des caractéristiques biochimiques des diverses espèces animales. De plus, il s'attache à l'évolution et à la comparaison des protéines chez des espèces animales différentes.

Ses années de réflexion se trouvent condensées dans un «petit» livre paru en 1944 aux éditions Desoer (Liège) : L'Evolution biochimique. Ce livre est ensuite traduit en anglais, italien et russe et devient rapidement la base d'une science nouvelle qui influencera toute une génération d'évolutionnistes. Il y écrit que « Si le problème de la morphologie et de la biochimie comparées est essentiellement un problème d’homologies, celui de la physiologie comparée est surtout un problème d’analogies ». Comme référencé dans un article écrit par G.G. Simpson en 1964 pour le journal Science (146, 1535), le concept d’évolution au niveau moléculaire fut ainsi formulé dans le livre de Florkin bien avant l’événement de la biologie moléculaire. Il fonde des collections importantes comme Chemical Zoology avec Bradley Scheer entre 1967 et 1979 et, en collaboration avec Elmer G. Stotz, trente-trois volumes de Comprehensive Biochemistry à partir de 1962. Il signe d’ailleurs seul en 1972 le trentième volume de cette collection, consacré à l’histoire de la biochimie dont le premier chapitre est consacré à la proto-biochimie dans la Grèce Antique. Il rédige de nombreux ouvrages didactiques de référence comme les Bases  moléculaires des fonctions de l’organisme, l’Introduction biochimique à la médecine (1959) et à la chirurgie (1962) L’Eau et les électrolytes en Médecine interne (1964, avec Henri Van Cauwenberge et Pierre Lefèbvre), sans oublier le traité de Biochimie et biologie moléculaire (1966, 1re édition, Desoer, Liège) qu’il écrit avec son élève Ernest Schoffeniels et qui était encore notre manuel de cours en 1976. L’année de sa mort, il écrit encore un livre de 211 pages pour les Archives Internationales des Physiologie et de Biochimie sur  L’École liégeoise de physiologie et son maître Léon Fredericq (1851-1935), pionnier de la zoologie chimique

FlorkinSon élève en biochimie Ernest Schoffeniels poursuivra avec fidélité l’œuvre de Marcel Florkin et publiera un ouvrage important L’Anti-Hasard en réponse à Jacques Monod, auteur du célèbre ouvrage Le Hasard et la Nécessité.

Marcel Florkin fonde aussi puis préside l’Union Internationale de Biochimie ; il est membre du conseil scientifique de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) de 1946 à 1974, et délégué de la Belgique aux conférences annuelles de l’UNESCO. Il est aussi docteur honoris causa de nombreuses universités dont l’Université René Descartes de Paris V et celle de Rio de Janeiro.

Portrait de Marcel Florkin par Auguste Mambour
©Collections artistiques ULg
 

Marcel Florkin est un régionaliste wallon convaincu et rapporteur de la Commission « Culture et Éducation » du Congrès de Mouvement populaire wallon en 1961. À l’instar de son ami syndicaliste André Renard qui avait fondé ce mouvement, il ne veut pas d’une Wallonie repliée sur soi mais au contraire largement ouverte sur le monde et la modernité. Il cofonde puis préside l’Association pour le progrès intellectuel et artistique de la Wallonie (APIAW). Il y défend avec opiniâtreté les jeunes créateurs, qu’ils soient peintres, musiciens ou de toute autre discipline artistique.

À titre personnel et confronté moi-même à un problème d’évolution biochimique de la famille des hormones neuro-hypophysaires, j’ai dédié à sa mémoire un article intitulé At the Cutting Edge. Biosynthesis and paracrine/cryptocrine actions of ‘self’ neurohypophysial-related peptides in the thymus  paru en 1991 dans Molecular and Cellular Endocrinology.

De 1945 à 1970, de nombreuses personnalités éminentes de l’ULg ont fréquenté le laboratoire de Marcel Florkin :
– Biologistes : Jean Leclercq, Charles Jeuniaux, Guy Dandrifosse, Hervé Barbason, Pierre Wyns, Jean-Marie Bouquegneau, Francis Sluze, Raymond Gilles et Jacques Balthazart
– Biochimistes : Charles Gerday, Jean-Marie Frère et Suzanne Bricteux
– Médecins : Walter Verly, Ernest Schoffeniels, Henri Van Cauwenberge, Pierre Lefèbvre, Georges Rorive, Georges Franck, Jean-Michel Foidart et Thierry Grisar.

Pour clore ce chapitre, je voudrais citer une analyse personnelle de Marcel Florkin sur les vertus thérapeutiques des Aquae Spadanae : « L’histoire de la doctrine des eaux de Spa n’est pas seulement matière à l’histoire des doctrines médicales, mais elle offre la matière d’une étude de la propagande mise au service d’une théorie sans fondement scientifique et des succès inouïs, même s’ils sont temporaires, qu’une telle propagande intelligemment conduite peut assurer ».


Zénon Bacq (La Louvière, 1903 – Fontenoy, 1983)

BacqEn 1927, il est diplômé médecin à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et Agrégé de l’enseignement supérieur à l’ULg en 1933. Il effectue ensuite un séjour de recherche à Harvard de 1929 à 1930, puis enseigne la physiologie animale, la pathologie et la thérapeutique générales ainsi que la pharmacologie et la radiobiologie à l'ULg.

Étudiant les transmissions chimiques de l'influx nerveux, il invente des procédés pour se prémunir contre les radiations ionisantes. Il obtient le prestigieux Prix Franqui belge en 1948 pour ses travaux sur la toxicologie des gaz de guerre, comme l’ypérite, utilisés pendant la Première Guerre Mondiale.

Il est un des fondateurs de l’Association pour la Diffusion des Sciences (1970-1979) qui produit surtout des programmes d'information médicale en vue de vulgariser les connaissances en ce domaine.

Zénon Bacq est considéré comme le fondateur de la pharmacologie comparée, s’inscrivant ainsi dans la même perspective que Léon Fredericq et Marcel Florkin. Il fut aussi un militant wallon ; il adhère à l’APIAW et signe en 1947 le texte La Wallonie en alerte qui met en garde contre l'adaptation des sièges parlementaires au chiffre de la population qui va encore renforcer la proportion de parlementaires flamands. En 1955, il fait partie du comité permanent du deuxième Congrès culturel wallon et participe aux travaux du Centre culturel wallon, créé en 1956. Il se mobilise également après la grande grève de l’hiver 1960, patronne la Journée de mobilisation wallonne en 1969, signe la La Lettre au Roi de 1976 révélant l'inquiétude des Wallons et des Francophones de Belgique qui a été envoyée pour adhésion à quelques dizaines de professeurs et d'intellectuels notamment des liégeois comme le poète Marcel Thiry et l’homme politique européen Jean Rey.

L’amphithéâtre le plus important et le plus prestigieux de la Faculté de Médecine au CHU de Liège porte aujourd’hui le nom d’Amphithéâtre Bacq & Florkin.


LecomteJean Lecomte (Mons-lez-Liège, 1921 – Liège, 1996)

Il fut un professeur de physiologie et de physiopathologie aux qualités pédagogiques brillantes, dont tous les cours étaient imprégnés de clarté, de rigueur et d’esprit critique. Son laboratoire de recherche à l’Institut Léon Fredericq a été fréquenté par de nombreux collègues de la Faculté de Médecine dans différents domaines tels que la cardiologie, la pneumologie, la néphrologie, la myologie et l’allergologie.

Comme lui-même a refusé tout honneur académique, je ne trahirai pas ses dernières volontés en écrivant davantage à son sujet.

 

Conclusions : et la physiologie demain ?

S’il existe encore de nos jours un Prix Nobel de Physiologie ou Médecine, il est néanmoins difficile de situer précisément la place de cette discipline scientifique aujourd’hui. Elle constitua une véritable révolution à l’époque de Claude Bernard qui l’institue alors comme le véritable socle de la médecine expérimentale moderne. Il est important de rappeler que de véritables révolutions scientifiques ont eu lieu dans le passé, alors que la révolution génétique se déroule de nos jours. Les changements que cette dernière produit sont si profonds et si prometteurs que nous pourrions être tentés de négliger notre héritage en le considérant comme dépassé ou inintéressant. Le rappel de l’œuvre gigantesque de Claude Bernard et de ses disciples à l’ULg démontre néanmoins l’inconscience d’un tel oubli.

La physiologie contemporaine a de plus en plus déserté les domaines de l’intégration pour se concentrer vers des démarches de plus en plus réductionnistes comme les voies de signalisation cellulaire contrôlées par tel ou tel gène ou la biologie du noyau. Nous pensons toutefois que les voies de l’intégration ne sont pas complètement fermées et qu’il existe encore de nombreux chemins à explorer, ne serait-ce que celui par lequel les systèmes nerveux et endocrine interviennent dans le contrôle de nos défenses immunitaires vis-à-vis des agressions extérieures et, inversement, comment le système immunitaire est capable d’influencer les systèmes nerveux et endocrine.

Plus précisément à ce sujet, je n’oublierai jamais le jour où mon regretté Maître Paul Franchimont me remit les actes d’un Symposium International organisé en 1983 à Bruxelles (Argenteuil) et présidé par Roger Guillemin sous les auspices de la Fondation cardiologique Princesse Liliane sur le thème Neural Modulation of Immunity (Raven Press, New York, 1984, ISBN- 10 : 0881670499). Il me remit ces actes en mains propres en me conseillant et en m’encourageant alors : « Vincent, tu dois t’engager dans cette voie-là, c’est l’avenir ! ».

 

Vincent Geenen
Mai 2015

 

 

crayongris2Vincent Geenen est membre de l’Académie Royale de Médecine de Belgique. Il est directeur de recherches au F.R.S.-FNRS de Belgique, professeur d’embryologie et d’histoire de la recherche biomédicale à l’ULg et chef de clinique en endocrinologie au CHU de Liège.

 

Cet article reprend le texte de la communication du Dr Vincent Geenen lors du colloque organisé à Liège par la Société française d’histoire de la médecine (SFHM) et le Centre d'Histoire des Sciences et des Techniques de l'ULg  (CHST) en mai 2015.
Publication sous presse pour Histoire des Sciences médicales.

 



Sources consultées :

Louis de Thanhoffer de Völcsey, L’ordre et l’erreur – Une histoire de l’évolution des idées et des concepts en biologie, Éditions Samsa, Bruxelles, 2014
Marcel Florkin, Naissance et déviation de la théorie cellulaire dans l’oeuvre de Théodore Schwann, Hermann, Paris &Vaillant-Carmanne, Liège, 1960 – Préface de Jean Rostand
Robert Halleux, Histoire des sciences en Belgique, La Renaissance du Livre, Tournai, 2001
Henri Kulbertus, Quelques grands noms de l’histoire de la médecine à Liège
Ouvrage collectif, Marcel Florkin – Le savant, l’humaniste, l’homme engagé.  Chauveheid, Stavelot, 2002
Marcel Florkin, L’École liégeoise de Physiologie et son maître Léon Fredericq (1851-1935), pionnier de la zoologie chimique, Archives Internationales de Physiologie et de Biochimie & Vaillant-Carmanne, Liège, 1979
Vincent Geenen, Histoire de la recherche biomédicale, Université de Liège, 2006
Vincent Geenen, Claude Bernard, le père de la révolution médicale expérimentale et sa brûlante actualité
Florence Voss, Léon Fredericq (1851-1935). Son oeuvre sur ORBi (Open Repository and Bibliography of
the University of Liege). Travail de fin d’études, ULg, Année académique 2011-2012
 

Page : previous 1 2 3