Le paradoxe du basilic. Note sur un animal borgésien

basilic1544Olivier Dubouclez est chercheur en philosophie. Il vient de publier chez Actes Sud une œuvre de fiction intitulée Histoire du basilic. Il nous présente ici ce serpent fabuleux au regard qui tue, né du sang de la tête tranchée de la Méduse, qui prend au Moyen âge un corps de coq. Des centaines de textes en parlent, mais bien peu le décrivent, car leurs auteurs ne peuvent avoir vu le monstre, sans quoi, ils ne seraient plus de ce monde. Dès lors, cela laisse le champ libre à l'imagination et le mythe se nourrit de sa propre fiction en même temps que le basilic devient une sorte de métaphore de l'impossibilité d'écrire, l'écrivain étant détruit par l'objet même de son discours...

 

L’œil de Borges

borgesDans son Manuel de zoologie fantastique, Jorge Luis Borges consacre une entrée au « basilic » qui fut célèbre en son temps pour son pouvoir mortel de fascination1. Borges remarque qu’« au cours des âges », cet animal n’a cessé d’évoluer « vers la laideur et l’horreur2 ». Sur cet enlaidissement, sur l’entrée progressive du basilic dans le petit musée des horreurs de la littérature, l’écrivain argentin apporte quelques précisions. D’abord tenu pour un « petit roi » (« Basilic » vient du grec « basileus »), le basilic s’est métamorphosé au Moyen âge en un « coq quadrupède et couronné, de plumage jaune, avec de grandes ailes épineuses et une queue de serpent qui peut finir en crochet ou en une autre tête de coq », avant, suprême déchéance, qu’un savant du 17e siècle ne « lui attribue des écailles, non des plumes, et la possession de huit pattes3. »

basilic- HollarCette déconfiture du basilic, devenu de plus en plus composite et grotesque au fil du temps, signe la fin de son règne. Elle s’accompagne de son inéluctable relégation dans l’oubli, ajoute Borges, comme si de plus en plus laid, il devenait aussi de moins en moins digne d’être considéré et, par ce fait même, de moins en moins vivant dans la mémoire des hommes. Si le basilic est un animal en voie de disparition, c’est donc d’abord du point de vue de sa vitalité littéraire et mythologique.

Gravure attribuée à Wenceslas Hollar (17e s)
 

Mais y a-t-il jamais eu un mythe du basilic ? De quel « mode d’existence » textuel parle-t-on ici ? L’article du Manuel n’est pas moins instructif sur ce point : le basilic n’a pas d’histoire à proprement parler. Son existence narrative est strictement anecdotique. Elle s’émiette en une multitude de témoignages, d’observations et de proverbes qui ne constituent jamais un récit susceptible de faire autorité et de fournir la matière d’un savoir bien construit. Il n’y a pas un mythe du basilic comme il y en a un de Méduse ou du Minotaure. Mais il y a des rencontres et des face-à-face avec le serpent. Maints auteurs s’en sont fait l’écho, comme si cet animal surgi de nulle part était un être transitoire, toujours en chemin, de passage dans l’histoire des autres, qu’il s’agisse de la campagne asiatique d’Alexandre le Grand4 ou du Zadig de Voltaire5.

La situation est à peu près la même dans les écrits scientifiques ou philosophiques : lorsqu’il analyse les propriétés occultes des créatures naturelles dans son De Universo, Guillaume d’Auvergne s’arrête sur le basilic, mais n’en clarifie pas pour autant la place au sein de la Création6. Au début du 16e siècle, l’averroïste Agostino Nifo le mentionne lui aussi dans la dernière page de son fastidieux commentaire du De anima d’Aristote : mais à nouveau, le serpent ne fait que passer7. Le « corpus » du basilic est fait de centaines de textes elliptiques comme ceux-là dont le propos, loin de nous donner une description satisfaisante de l’animal, nous laissent sur notre faim, tout pantelants de curiosité. Ce que confirme à sa manière la leçon borgésienne : le basilic est un métamorphosé chronique, une chimère en expansion permanente. Chacun peut en modifier l’image pour la livrer ensuite à d’autres qui, à leur tour, aggraveront encore sa défiguration.  Si le mythe implique au moins un soupçon de sacré, si ses modifications se font toujours en marge du récit officiel, si l’imagination s’y trouve freinée par un appareil monumental qui prétend à l’universalité, le basilic, lui, n’est qu’un pauvre rejeton du mythe, l’un des innombrables serpents nés du sang de la tête tranchée de Méduse : un animal fabuleux dont chacun pourra à sa guise se faire le héraut ou l’illustrateur.

basilic1507 basilic-Athanasius1664  AmiensManuscrit allemand daté de 1507 - Athanasius : le basilic (Gallus οφιομοςφόι), 1665 - Bas-relief de la Cathédrale D'Amiens
 

Mais, dans ce cas, que dit-on lorsque l’on nomme le basilic ? Y a-t-il quelque chose sous ce signe ou bien a-t-on affaire à une dénomination vide, à une métaphore ouverte sur le rien ? Et qu’en est-il de ce que Borges appelle « la vertu meurtrière de son regard » ?

 

L’imbroglio Bertier

basilic-15esL’histoire de Louis Bertier, un orfèvre lyonnais qui vécut au Caire dans la première moitié du 17e siècle, est un bon exemple de l’errance labyrinthique promise aux chasseurs de basilic, à quelque époque que ce soit. Louis Bertier s’est rendu célèbre par sa collection d’animaux sauvages et son cabinet de curiosités qui attiraient des voyageurs de toute l’Europe. Une description particulièrement riche de ses collections se trouve dans un ouvrage de l’astronome John Greaves (qui ne mentionne pas le basilic, mais semble néanmoins avoir été impressionné par le crocodile apprivoisé du collectionneur8…). Au début du 18e siècle, il est fait mention du même Louis Bertier dans l’article « Basilic » du Dictionnaire de Trévoux9 qui tire une partie de sa substance d’un journal de voyage, La Terre Sainte ou Description topographique des saints Lieux, & de la Terre de Promission du Père Eugène Roger. Or ce qui est tout à fait remarquable dans les pages que Roger consacre au basilic et à Bertier (qu’il appelle erronément « Mertier »), ce sont les informations toujours insuffisantes (et donc ouvertes à toutes sortes de spéculations) qu’il transmet à son lecteur. Eugène Roger, par exemple, jure avoir vu de ses yeux un basilic. Il écrit :

 « Il est vrai qu’il y a des Basilics, j’en ai vu un mort, c’est une espèce de lézard d’environ un pied & demi de long, de couleur grise, tirant sur le roux, la peau rude, la tête assez longue, sur laquelle il y avait six petites marques blanches un peu élevées, qui représentaient la forme d’une couronne ; son regard est audacieux comme celui d’un coq10. »

Raoul Lefèvre, Esculape contemplant le basilic, fin 15e s

 

 

1 Le basilic, en qui se noue le voir et l’être-vu, se trouve au centre de la belle réflexion sur le regard de Carl Havelange (De l’œil et du monde : une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998. Sur le basilic, voir p. 49-56).

2 J. L. Borges et M. Guerrero, Manuel de zoologie fantastique, trad. G. Estrada et Y. Péneau, Paris, Julliard, 1970, p. 42. L’édition originale est parue en 1957. Le texte a été également publié en français sous le titre Le Livre des êtres imaginaires.

3 Ibid. Le savant en question est Ulisse Aldrovandi (Serpentum et draconum historiæ libri duo, Bologne, 1640, p. 363).

4 La présence d’un basilic sur la route d’Alexandre le Grand est rapportée dans divers ouvrages, par exemple dans l’Opus maius de Roger Bacon (cité par B. Delaurenti. « La fascination et l’action à distance : questions médiévales (1230-1370) » in Médiévales, 50, Printemps 2006, p. 3-4. Cet épisode a été popularisé par l’Historia Alexandri Magni du Pseudo-Callisthène.

5 Voltaire, Zadig ou la Destinée, 1748, chapitre XVIII.

6 Cité par B. Delaurenti, art. cit., p. 2.

7 Agostino Nifo, Expositio nec non commentariaque in tres libros Aristotelis de anima, Venise, 1559, c. 901-902.

8 John Greaves, Miscellaneous works, II, Londres, 1737, p. 523-528.

9 Dictionnaire universel français et latin, Paris, 1721, c. 897.

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