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L'éclipse de Pâques

L'éclipse de Pâques

Ethiopian.Comment expliquer que la lumière se soit « éteinte » lors de la Passion ? Une éclipse peut-elle rendre compte du phénomène, et dans ce cas, aider à dater précisément l'événement ? Des astronomes et théologiens se sont penchés sur la question…

Un article précédent avait abordé astronomiquement la question de l’identité de l’étoile de Noël. La fameuse « étoile des mages » n’est toutefois pas le seul événement à connotation astronomique durant la vie du Christ : il y a aussi l’obscurcissement lors de son martyre…

La Passion du Christ illustrée dans un parchemin du 16e s.

 

Les textes

On en retrouve la trace dans trois évangiles :

- Matthieu 27:45 : Depuis la sixième heure jusqu'à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre.
- Marc 15 :33 : La sixième heure étant venue, il y eut des ténèbres sur toute la terre, jusqu'à la neuvième heure.
- Luc 23 :44-45 : Il était déjà environ la sixième heure, et il y eut des ténèbres sur toute la terre, jusqu'à la neuvième heure. Le soleil s'obscurcit.

En plus, dans les Actes des Apôtres (2 :20), Pierre mentionne une prophétie de Joël (2 :27 à 31) :

Et vous saurez que je suis au milieu d'Israël, Que je suis l'Éternel, votre Dieu, et qu'il n'y en a point d'autre […] Le soleil se changera en ténèbres, Et la lune en sang, Avant l'arrivée du jour de l'Éternel, De ce jour grand et terrible.

Même si ce n’est pas clairement indiqué, l’apôtre sous-entend que la prophétie s’est réalisée à la mort du Christ.

Moins connue que la populaire étoile de la Nativité, cette obscurité a cependant connu son petit succès par le passé. Ainsi, les représentations artistiques de la Crucifixion comportent souvent, de part et d’autre de la Croix, une Lune et un Soleil généralement pâlichons, rougeâtres ou noirâtres.

Meister des Rabula-EvangeliumsMs

Partout dans le monde, les éclipses ont généralement été considérées comme annonciatrices de malheur, il n'est donc pas étonnant de les trouver associées à la mort de personnages célèbres. Les plus connues sont les éclipses solaires de 632 (mort d'Ibrahim, fils de Mahomet), 840 (mort de Louis le Pieux), 1133 (mort d'Henri I Beauclerc) et les lunaires de 129 avant notre ère (mort de Carnéade), 5 avant notre ère (mort d'Hérode), 14 (mort d'Auguste) , etc1

 

croixMythe ou réalité ?

Évidemment, comme pour l’étoile de Noël, trois interprétations de ces textes peuvent être proposées. La première est qu’il s’agit d’un miracle – un événement exceptionnel qui ne se discute pas. La seconde est qu’il s’agisse d’un ajout ultérieur, une histoire, donc, mais pas du tout gratuite. Elle permet tout d’abord de convaincre l’auditoire de l’époque (des Juifs, pour la plupart) que le Christ est bien le Messie puisque la prophétie annoncée dans l’Ancien Testament est réalisée. Ensuite, elle possède un pouvoir symbolique fort – la lumière mourant en même temps que Jésus, pour réapparaître ensuite, comme lui. Enfin, la dernière possibilité est qu’il s’agisse d’un événement réel s’étant fortuitement produit en même temps que l’incident bien connu. C’est évidemment là qu’entrent en scène les astronomes… Résumons alors ce que nous apprennent les passages ci-dessus :

1. Le Soleil a été obscurci pendant trois heures
2. La Lune est devenue rouge sang

 

Une éclipse solaire

Précisons que le terme grec utilisé initialement dans l’évangile de Luc à propos du Soleil est « éclipsé », ce qui ne laisse guère de doute sur l’événement astronomique en question. Pourtant, cela pose immédiatement problème : pour un endroit donné, une éclipse solaire est toujours courte, sept minutes et demie au maximum, très loin des trois heures mentionnées. On peut évidemment imaginer qu’il s’agisse d’une exagération à la Marseillaise : on grossit les faits pour les rendre plus extraordinaires encore et marquer les esprits, et cela ne s’arrange pas avec le temps qui passe (rappelons que les évangiles ont été écrits bien longtemps après les faits).

L’astronome aura alors tendance à vérifier en calculant les dates d’éclipses, pour voir s’il y en a eu une dans cette région à cette époque. Hélas, durant le règne de Ponce Pilate (26-36), il n’y en a eu aucune visible depuis Jérusalem2  Cependant, il n’y a même pas besoin de faire tout cela : il existe en effet une impossibilité physique !

Les éclipses solaires se produisent quand la Lune occulte le Soleil. Cela ne peut donc se produire qu’à une phase de Nouvelle Lune, quand les deux astres sont dans la même direction (même azimut). Toutefois, les évangiles sont clairs sur la date de la condamnation et de l’exécution du Christ : cela se serait passé à la Pâque juive (Jean 19 :14, Matthieu 26, Marc 14, Luc 22) or celle-ci se produit… à la Pleine Lune !

Exit l’éclipse solaire, donc.

D'autres hypothèses pour l'obscurité

Comment expliquer l’obscurité, alors ? Si l’on y tient vraiment, il faut chercher en dehors de l’astronomie !

Certains proposent ainsi l’effet d’une tempête de sable (khamsin), courante au Moyen-Orient au printemps et de durée suffisamment longue pour expliquer une obscurité de plusieurs heures. D’autres préfèrent un tremblement de terre : Matthieu 27 :51 mentionne en effet que « la terre trembla, les rochers se fendirent » et on sait que certains tremblements de terre sont accompagnés d’un « brouillard » capables d’obscurcir le soleil (comme à Madrid en 1811-1812).

 

lerection de la croixLe jour de la mort du Christ

Reste le problème de la Lune… mais avant de l’aborder, penchons-nous d’abord sur la date de la Passion. Qu’en savons-nous exactement ? Les écritures indiquent plusieurs choses :

1.  La crucifixion eut lieu le jour de Pâque ou la veille (cf. ci-dessus)
2. La crucifixion eut lieu un vendredi, soit juste avant le sabbat (qui commence au coucher de soleil le vendredi) : Jean 19 :31 : pendant le sabbat, – car c'était la préparation, et ce jour de sabbat était un grand jour ; Marc 15 :42 Le soir étant venu, comme c'était la préparation, c'est-à-dire, la veille du sabbat ; Luc 23 :54 C'était le jour de la préparation, et le sabbat allait commencer ; Matthieu 28 :1 Après le Sabbat, à l'aube du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l'autre Marie allèrent voir le sépulcre.
3. Ponce Pilate était le préfet de Judée, ce qui s’est produit dans l’intervalle 26-36.
4. Luc 3 :1 précise que la conversion de Jean-Baptiste eut lieu la 15e année du règne de Tibère, soit en 28 ou 29 – et le magistère de Jésus, baptisé par Jean Baptiste, n’a évidemment pu se produire qu’après.
5. Saint Paul, dont la vie est bien documentée, s’est converti en 34 – la crucifixion a donc eu lieu avant.

Cela nous laisse un intervalle entre 28 et 34 (ou 29 et 33 si l’on est plus restrictif).

Par le passé, la date favorite était le 18 ou 25 mars 29, comme le mentionne Tertullien en 200, mais cette tradition impliquerait un temps de prêche extrêmement court. En fait, pour savoir quelle année est la bonne, il faut plutôt étudier le calendrier juif. Il s’agit d’un calendrier lunaire dont les mois commencent à l’observation du premier croissant de Lune, à la manière du calendrier musulman. Pour rester en phase avec les saisons, les Juifs intercalaient de temps à autre un mois supplémentaire. Il fallait en effet que la Pâque juive (15e jour du mois de Nissan) se produise après l’équinoxe de printemps. Un critère additionnel était également utilisé : on sacrifiait à Pâque les premiers fruits et les premiers agneaux… il fallait donc qu’il y en ait ! Si Pâque se produisait trop tôt, on pouvait manquer de « munitions » pour les sacrifices !

Du coup, il n’est pas simple de reconstruire exactement le calendrier – l’observation du premier croissant est difficile à évaluer mathématiquement, et les règles assez floues pour l’ajout du mois intercalaire n’arrangent rien. Néanmoins divers savants ont tenté leur chance, en ce compris le célèbre Isaac Newton, très versé dans les matières théologiques (sa date favorite était le 23 avril 34). Les tentatives les plus récentes ont tenu compte de l’absorption (la bien nommée « extinction ») atmosphérique – qui empêche de voir un astre à son lever, et de la brillance du ciel – qui empêche de repérer un fin croissant, mais aussi de l’humidité de l’air ou de sa teneur en aérosol. Les calculateurs ont vérifié leurs prédictions en observant des levers de Lune et éclipses lunaires bien réels. Les diverses équipes sont arrivées à des résultats assez proches : dans la fenêtre temporelle ci-dessus, le 14 Nissan, veille de Pâque (il serait étonnant que la crucifixion ait eu lieu le jour de la fête), se produisit un vendredi seulement en 30 (le 7 avril) et en 33 (le 3 avril).

Comment choisir entre ces deux dates ? C’est là que l’éclipse lunaire intervient.

 

La Lune en sang

La Lune changée en sang est en effet une description classique de la phase de totalité d’une éclipse lunaire. Ces éclipses de lune sont en outre observables depuis une bien plus grande partie de la Terre qu’une éclipse solaire, ce qui laisse plus de possibilités.

187988main Dylan-ODonnell-fullL’hypothèse s’avère donc séduisante, et le calcul montre aisément qu’il y a eu justement une éclipse de lune le 3 avril 33. La coïncidence est belle, et certains ne peuvent donc y résister…Toutefois, cela coince au niveau des détails. Il s’agit en fait d’une éclipse lunaire partielle (59% au maximum), et non totale – la Lune n’est donc jamais apparue rouge sang…

ecclipse33

En plus, les habitants de Jérusalem n’ont pu observer que la toute fin de l’éclipse, lorsque la Pleine Lune se leva au soir de la Passion. Vu l’épaisse couche d’atmosphère et la brillance du ciel crépusculaire, ils n’ont pu voir, au mieux, qu’un minuscule bout manquant pendant quelques minutes – et en dehors de la totalité, le bout manquant n’apparaît pas rougeâtre, il est tout simplement invisible à côté du brillant morceau non éclipsé. Les phases suivantes du lever lunaire se produisirent alors que la Lune n’était plus dans l’ombre mais notre satellite était toujours dans la pénombre terrestre. Cela la rendrait-elle rouge sang ? Non, juste un peu moins brillante que d’habitude.

 

Les fans de la théorie de l’éclipse rétorquent qu’une Lune bas sur l’horizon apparaît rosée – quoiqu’ambre serait plus juste, et ce n’est en rien exceptionnel, comme vous pouvez le vérifier vous-même. Ils assurent qu’elle devait être plus rouge encore si l’atmosphère est chargée en poussière (comme après une tempête de sable, par exemple). Ces tentatives désespérées ne convainquent qu’à moitié : une Pleine Lune un peu rosée, sans bout manquant (ou presque) ni teinte rouge sang – bref, sans signe distinctif extraordinaire – n’aurait pas marqué les esprits !

 

Le jury reste donc sur un verdict de deux dates possibles, à condition évidemment de considérer les évangiles comme de bonnes sources historiques. Les éclipses, elles, n’apportent finalement pas grand-chose à l’affaire…

Caramba, encore raté !

Yaël Nazé
Mars 2015

 

crayon
Yaël Nazé est chercheuse FNRS au département AGO de l'ULg.  Elle est également l'auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique.
 
 
Bibliographie
Fotheringham J.K., the Evidence of Astronomy and Technical Chronology for the Date of the Crucifixion, Journal of Theological Studies35, 146-62, 1934
Humphreys C.J. & Waddington W.G., dating the crucifixion, Nature, 306, 743-746, 1983
Humphreys C.J. & Waddington W.G., the date of the crucifixion, JASA 37 (March 1985): 2-10.
Pratt J.P., Newton’s date for the crucifixion, QJRAS 32, 301-304, 1991
Ruggles C., the moon and the crucifixion, Nature, 345, 669-670, 1990
Schaefer B.E., lunar visibility and the crucifixion, QJRAS, 31, 53-67, 1990
Schaefer B.E., glare and celestial visibility, Publications of the Astronomical Society ofthe Pacific 103: 645-660, July 1991
Sigismondi C., l'Astronomia del Venerdi' Santo e l'ora della Sindone, GERBERTVS vol. 6 2014 – 25-56, voir aussi arxiv 1211.5030
Série d’articles dans The Observatory en 1911 (34, 273, et 34, 308)
 

 

 1 voir aussi d'autres cas, associés notamment à des batailles sur http://eclipse.gsfc.nasa.gov/SEhistory/SEhistory.html et  http://eclipse.gsfc.nasa.gov/LEhistory/LEhistory.html
2 Le site des éclipses d’Espenak 


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