Écrire le geste par l’image. Graphies, cinégraphies et vidéographies

Le cinéma d'animation

derenEnfin, il faut encore pointer, à côté de toutes ces formes d’inscription audiovisuelles du mouvement dansé, le cas particulier du cinéma d’animation, qui de par la nature même de son dispositif (la mise en mouvement d’éléments fixes, la reconstitution d’un flux et d’une énergie à partir de positions clefs), entretient une proximité troublante avec l’écriture chorégraphique (peu importe la technique, du dessin animé à la pixilation). Souvent cités à cet égard, les films Colour Box, Kaleidoscope, Trade Tattoo, Rainbow Dance ou Colour Flight, tous réalisés par Len Lye entre 1935 et 1938, avouent des rapports étroits avec la danse, non seulement dans leurs thèmes, leurs motifs ou leur titre. Plus essentiellement, les mouvements que Len Lye cherche à créer au cinéma se donnent sous la forme de tensions et de pulsions créatrices. Dès 1936, le cinéaste parle lui-même de ballet sensoriel15.

Image tirée du film de Len Lye Rainbow Dance (1936)
 

Mais c’est sans doute Free Radicals (1958) qui interroge le plus fondamentalement l’analogie entre l’animateur et le danseur à travers la notion de performance physique. L’œuvre a été grattée sur film noir (du 16 mm), un procédé qui a demandé à l’artiste une dizaine de semaines d’entraînement pour parvenir à contrôler les formes et les intensités des rayures. Les minuscules incises dans l’émulsion, projetées et agrandies par le dispositif cinématographique, deviennent des éclairs, des flux d’énergie rendus visibles. Chacun des traits présents sur l’écran s’affirme comme le résultat des mouvements du corps de l’animateur.

Cet attachement aux brisures des lignes et aux tremblements des motifs, qui interroge de manière constante la continuité des formes en relation avec leur propre corporalité, n’est pas rare chez les cinéastes d’animation. L’animateur Pierre Hébert (également graveur de pellicule) se compare à un danseur et développe le lien entre mouvements graphiques et spasmes du corps16, aussi découvert par Norman McLaren qui évoquait pour sa part la mémoire musculaire comme méthode de maîtrise des phases successives d’un mouvement animé (Blinkity Blank, en 1954, emblématise sa démarche).

Saisir l'essence même du mouvement

C’est d’ailleurs encore Norman McLaren qui proposera, avec le célèbre Pas de deux (1968), de concrétiser le fantasme de l’écriture durable du geste du danseur dans le temps et dans l’espace. Le film met en scène deux danseurs étoiles (Margaret Mercier et Vincent Warren, dirigés par Ludmilla Chiriaeff) qui, vêtus de blanc, évoluent dans un décor peint en noir, rappellant bien sûr les chronophotographies de Marey et Muybridge. Si le tournage ne dure que quelques jours, le montage du film, lui, s’étale sur plusieurs mois puisque McLaren, en laboratoire, manipule les vitesses et les expositions, étire et décompose chacun des mouvements des danseurs, surimpressionne les prises jusqu’à dix fois en les décalant de quelques photogrammes17. Le résultat vise à saisir l’essence même du mouvement en gardant à l’écran durant quelques secondes, les traces, les échos visuels, des mouvements et des positions des danseurs. Les silhouettes s’évident et se démultiplient, s’enchevêtrent et se fondent, se dissocient et s’isolent. Intéressé par le ballet dans sa forme la plus pure, la plus débarrassée des conventions anecdotiques ou narratives, McLaren propose un ballet abstrait, spectral, qui se construit autour de la fantasmatique d’une visualité des champs de force multiples qui traversent le corps, des intensités toniques qui définissent un mouvement, des inflexions ou des accentuations énergiques qui qualifient la propagation et la fluidité du mouvement dans le corps. Cette force vive du mouvement, difficile à percevoir, car éminemment subjective, parvient à s’incarner de manière évanescente dans les doubles fantomatiques et les traces irradiantes que McLaren fait apparaître tout au long du film.

LyeLa renommée du film de Norman McLaren dans le milieu de la danse s’explique en partie par cette approche de l’écriture des dynamiques et des poétiques du corps en mouvement telle qu’elle fut longtemps fantasmée par les chorégraphes eux-mêmes, sans pour autant en constituer l’aboutissement. Systèmes de notations, enregistrements audiovisuels, recueils et représentations de données, les écritures du geste dansé par l’image se révèlent aussi instables, insuffisantes et inachevées que créatives, libératrices et révolutionnaires. Elles restent donc un fertile et actuel terreau de recherche, car toujours, hors le lieu et le moment fulgurant de sa performance partagée, l’acte de la danse échappe, comme l’eau entre les doigts.

Image tirée du film de Norman McLaren
Pas de deux (1968)

 

 

Dick Tomasovic
Mars 2015

 

 

microgris

Dick Tomasovic enseigne au Département des Arts et Sciences de la Communication les théories et pratiques du spectacle vivant ou enregistré. Ses principales recherches portent sur les corps et ses représentations.

 
 

 
 

15 Ian Christie, «  Couleur, musique, danse, mouvement. Len Lye en Angleterre, 1927-1944 » in Bouhours et Horrock (sous la dir.), Len Lye, Centre Pompidou, Paris, 2000, p. 39.

16 Pierre Hébert, « Le Cinéma d’animation : entre la nostalgie du dessin et le désir de la danse », in Esquisses psychanalytiques, n° 17, (printemps 1992), pp. 189-202.

17 Description donnée par McLaren dans une interview accordée à Séquences, Revue de cinéma, n° 82, oct. 1975, Montréal, pp. 81-84.
 
 

Page : précédente 1 2 3 4