Écrire le geste par l’image. Graphies, cinégraphies et vidéographies

Le cinéma et la vidéo

golddiggersAu fil du 20e siècle, d’autres concurrents aux systèmes de notation se chargent peu à peu non seulement de la préservation et de la transmission du geste chorégraphié, mais aussi de la réécriture de celui-ci : les appareils d’enregistrement et de restitution audiovisuelle. Cinéma, vidéo électronique et, à présent, numérique (simplifiant un peu plus encore le processus tout en lui donnant de nouvelles capacités) captent les chorégraphies avec une commodité, une objectivité, une précision et une universalité que beaucoup de systèmes de notation leur envient. Pourtant, la restitution, en raison de la limitation des paramètres technologiques des appareils (point de vue restreint, image en deux dimensions, perspective modifiée, etc.) se révèle distanciée et réductrice. La captation du spectacle vivant est un artisanat de traduction et de médiation qui peut s’avérer extrêmement frustrant et déceptif7. Il peut néanmoins se révéler un magnifique témoin d’événements chorégraphiques.

Affiche de promotion pour le films Gold Diggers of 1935 (1935)
et Footlight Parade (1933) chorégraphiés par Busby Berkeley
 

RuthSaintDenisAutre art du mouvement, le cinéma a su magnifier un nombre considérable d’œuvres et de pratiques de danseurs et de danseuses. Ainsi, dès les premiers temps du cinéma, les danses serpentines de Loïe Fuller, et surtout de ses innombrables imitatrices, constituent de splendides sujets pour ce cinéma des attractions, les mouvements tourbillonnants des longs voiles colorés (la pellicule pouvait être peinte au pochoir) exerçant une puissante fascination sur les spectateurs8. À la demande de la firme d’Edison, Ted Shawn retracera l’histoire de la danse (Dance of the Ages, 1913) et Ruth Saint-Denis (par ailleurs chorégraphe pour le film Intolerance de Griffith en 1916) enregistrera de nombreuses et inspirées captations de son art, tout comme Martha Graham et bien d’autres. Quant aux danses de Broadway, elles trouvent bien vite un fabuleux écrin dans le fantastique développement des comédies musicales hollywoodiennes, offrant les visions de chorégraphes-cinéastes qui, de Busby Berkeley à Gene Kelly, se plaisent à réinventer l’art chorégraphique pour le point de vue spécifique de la caméra.

Ruth Saint-Denis, circa 1910
 
 
 

Danse et cinéma n’ont en vérité jamais cessé de dialoguer tout au long du 20e siècle9. D’une part, les renouvellements chorégraphiques ont énormément emprunté à l’art cinématographique, qu’il s’agisse de recyclages gestuels ou de réinventions de dispositifs scénographiques. D’autre part, dès ces fameuses premières danses serpentines captées par les caméras Lumière et Edison en 1895, le filmage du corps du danseur devient un enjeu important, la rencontre du cinématographe et de la chorégraphie proposant de nouvelles formes d'agencement des corps et d’inédits montages de mouvements possibles. Le champ ouvert s’étend à perte de vue, des premières captations de performances à la vidéodanse contemporaine, du burlesque muet aux blockbusters contemporains, des comédies musicales de l’époque classique hollywoodienne aux clips musicaux actuels en passant par les films avant-gardistes et expérimentaux10.

Une nouvelle grammaire de l'espace-temps du danseur

Toutefois, c’est évidemment dans les films et les vidéos de danse que se posent le plus frontalement les questions d’écriture du mouvement. À côté des travaux de pure consignation du geste dansé, ce que l’on appellera bien vite les captations (ces films ont effectivement pour but premier de « capturer » le mouvement sur un support audiovisuel, mnémonique, rejouable, diffusable et transmissible), largement favorisées par l’éclosion de la télévision et de la vidéo dans les années 50 (voir les ballets créés pour la télévision canadienne par Ludmilla Chiriaeff), un mouvement d’affranchissement du cadre de la caméra au cadre de la scène et de libération du point de vue du – sécurisant mais affadissant –  plan d’ensemble se manifeste11. De manière remarquable, il est porté par les chorégraphes eux-mêmes, qui décident de se saisir de la caméra et de ses possibles pour investiguer de nouvelles dimensions de la danse. Multiplicité des points de vue et des échelles, mouvements d’appareil, jeu sur la profondeur du champ, accélération ou ralentissement de l’action grâce à la modification de la cadence de prise de vue, intervention sur l’image en postproduction, travail de montage permettant ellipses, ruptures ou discontinuités sidérantes… Les corps sont déplacés, multipliés, déformés, réinventés et les mouvements sont reformulés, sublimés, métamorphosés.

McLarenMaya Deren, danseuse et pionnière du cinéma expérimental, avec la complicité du danseur et chorégraphe Talley Beatty dans A Study in Choreography For Camera (1945) ou celle du Metropolitan Opera Ballet School dans The Very Eye of Night (1958), offre, grâce aux possibilités du montage cinématographique, une absolue nouvelle grammaire pour exprimer et poétiser l’espace-temps du danseur. À plus d’un titre, les films de Maya Deren seront considérés comme les références primordiales à partir desquelles films de danse expérimentaux et vidéodanses se développeront12.

Image tirée du film de Maya Deren
A Study in Choreography For Camera (1945)
 

Ainsi, en 1963, Alwin Nikolais s’associe à Ed Emshwiller pour Totem, une véritable relecture et réinterprétation par le matériau cinématographique de son ballet13. Merce Cunnigham voit rapidement dans la vidéo un nouvel outil permettant d’écrire la danse avec de nouvelles règles, défiant les lois de la gravité, et les unités de temps et de lieu imposées par le spectacle de danse. Issus d’une collaboration exemplaire avec le réalisateur Charles Atlas, les films qu’il crée dans les années 1970 (Changing Steps en 1973, Fractions en 1977 ou Torse en 1978 par exemple) explorent les forces figuratives de nouvelles graphies de corps en mouvement. Si certains danseurs et créateurs s’approprient la caméra pour mieux écrire audiovisuellement leurs visions très personnelles du mouvement (Yvonne Rainer, Pina Bausch, Jean-Claude Gallotta, Philippe Decouflé, Wim Vandekeybus…), le modèle de la collaboration entre cinéaste et chorégraphe s’avère particulièrement fructueux (la bouillonnante scène belge contemporaine en offre de nombreux exemples14 : Thierry de Mey et Anne-Teresa de Keersmaker, Thierry Knauff et Michèle Noiret, Antonin de Bemels et Bud Blumenthal…).

 


 

7 Voir sur ces questions Béatrice Picon-Vallin (sous la dir.), Le Film de théâtre, CNRS, Paris, 1998.

8 Voir Giovanni Lista, Loïe Fuller, danseuse de la belle époque,  Hermann Danse, 2006.

9 Voir, entre autres, Stéphane Bouquet (sous la dir), Danse/Cinéma, Paris, Capricci / Centre national de la danse, 2012.  

10 Pour un aperçu de ces questions et ces corpus: Dick Tomasovic, Kino-Tanz, L’art chorégraphique du cinéma, P.U.F., Paris, 2009. 

11 Pour être complet, il faut dire encore que le cinéma documentaire, de Jean Rouch à Frederick Wiseman, a souvent pris pour objet danses et danseurs, participant également, d’une certaine manière, à la constitution d’un patrimoine transmissible de la danse.

12 Voir Bill Nichols, Maya Deren and the American Avant-garde, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 2001.

13 Leur travail de recherche commun se prolongera avec Fusion (1967) et Chrysalis (1973).

14 Jacqueline Aubenas (sous la dir.), Filmer la danse, CGRI – Ministère de la Communauté française de Belgique, Bruxelles, 2006.

 

 

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