Écrire le geste par l’image. Graphies, cinégraphies et vidéographies
 

 stepanov

Illustration tirée de Vladimir Ivanovich Stepanov, à travers son Alphabet des mouvements du corps humain (1892)
 

Positions, cheminements et circulations des formes, déploiements et contractions des lignes, équilibres et déséquilibres des masses, dynamiques et trajectoires du mouvement… Autant d’éléments que tentent, peu ou prou, de restituer les multiples systèmes de graphie de la danse. Malgré la louable tentative de Louis Soret (Photographie chorégraphique, 1885) qui imagina un système proche de celui de Georges Demenÿ (dans une salle plongée dans une relative obscurité, les danseuses, affublées de petites lampes à incandescence sur la tête et les pieds, évoluent devant l’objectif3), l’image photographique ne parvient à rendre les richesses de la composition chorégraphique. Elle ne peut convenir, car, tout bonnement, l’arrêt, la pause, la fixité sont les accidents du mouvement dansé, ses antonymes. Tout au plus parvient-elle à évoquer une trajectoire ou une dynamique4. Le code graphique, instauré par le dessin, résultat du tracé effectué par une main, peut se charger par contre plus naturellement de la suggestion du flux de la danse. Ainsi, malgré l’arrivée de technologies visuelles capables de reproduire fidèlement le réel, les maîtres de la danse continuent de s’en remettre à la force plastique de symboles graphiques pour restituer leur art.

labanEn 1928, procédant à une véritable révolution conceptuelle du mouvement dansé, Rudolf Laban élabore (dans la prolongation du système de Feuillet) une notation qui rend enfin compte de deux dimensions essentielles à sa choréologie, le poids et l’énergie, en rapportant sur un axe de propagation les parties latérales du corps et en coloriant les symboles (du blanc au noir) pour évoquer l’intensité. Cette kinétographie (appelée depuis labanotation en hommage au maître), basée sur le dessin des parcours que la danse trace au sol, mélange figuration et abstraction pour mieux indiquer, par de multiples symboles, les positions, directions, actions et qualités du mouvement. Ce système, aussi synthétique qu’analytique, s’impose avec force et marque de son empreinte toute l’écriture chorégraphique du 20e siècle.

Rudolf Laban posant devant son système de notation
 

Si le Choroscript d’Alwin Nikolais (1944) semble se lire comme une variation plus picturale et plastique de la labanotation, le système du peintre Rudolf Benesh (1956), pensé en dehors du milieu de la création chorégraphique et souvent considéré comme une alternative à la kinétographie de Laban, est un autre système graphique tourné vers le geste et qui privilégie sa visualité.

Dès les années 60, l’outil informatique est mobilisé pour établir de nouveaux modes d’écriture du geste dansé : traductions électroniques des figures et mouvements en pictogrammes, notations par l’établissement de successions de « stick-figures », restitution du mouvement par animations de formes-clés comme en animation ou par empreinte totale de la danse grâce aux remarquables progrès de la motion capture… Les procédés et logiciels sont nombreux. Merce Cunnigham s’est profondément investi dans ces recherches, y trouvant de nouvelles sources d’inspiration pour son travail d’écriture chorégraphiques5 (sa collaboration à la création du logiciel «Life Forms»).  

 

Tous ces systèmes, dont certains très largement enseignés et répandus (à commencer par ceux de Laban et Benesh), n’empêchent toutefois pas les créateurs de développer leurs propres méthodes de consignation graphique. Les cinétiques traits ronds et gras des silhouettes de Mary Wigman, les courbes entrelacées ou les schémas minimalistes de Merce Cunningham, les trajectoires griffonnées ou les quadrigrammes crayonnés de Trisha Brown, les motifs fléchés d’Anne Teresa De Keersmaeker, les petits personnages cartoonesques de Philippe Decouflé, les graphiques d’ensembles géométriques de Dominique Bagouet ou les postures énergiques des fines figurines de Daniel Larrieu, par exemple6, sont autant de modes graphiques d’appréhension et de conservation du mouvement. Il s’agit là cependant de systèmes intimes, singuliers, et parfois illisibles aux yeux extérieurs, réservés à un usage personnel.

 


 

3 Voir Thierry Lefebvre, Jacques Malthête, Laurent Mannoni (éditeurs), Lettres d’Étienne-Jules Marey à Georges Demenÿ, AFRHC, Paris, 2002, p. 207.

4 Il ne faudrait toutefois pas sous-estimer cette puissance d’évocation. Sur les rapports entre photographie et chorégraphie, voir Michelle Debat, L’Impossible image : photographie, danse, chorégraphie, La Lettre volée, Paris, 2009.

5 Voir Olympe Jaffré, Danse et nouvelles technologies : enjeux d’une rencontre, L’Harmattan, Paris, 2007, pp. 31-34 et Annie Suquet, « Piéger l’inédit. De Life Forms à Character Studio : un entretien avec Merce Cunnigham à propos d’ordinateur », in Nouvelles de danse n° 40/41, automne-hiver 1999, Bruxelles, pp. 99-112.

6 Voir les belles et nombreuses illustrations qui émaillent l’ouvrage dirigé par Laurence Louppe, Danses tracées, op. cit.

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