Le corps, seul moyen pour la femme de casser le patriarcat

Le corps féminin est « puissant » parce qu'il est souvent au centre de la controverse, il est l’épicentre des convoitises, il est au cœur  de tous les discours mais aussi de milliers de livres qui l’analysent, le lisent ou simplement l’aiment. « Khomeiny, Sade et moi », le premier roman de Abnousse Shalmani, ne fait exception. Cette française, née à Téhéran, fait de son récit de vie, un récit du corps féminin et des liens que ce corps noue avec le patriarcat, avec l’espace public ou avec la liberté. Elle emprunte le chemin de l’Histoire, et de sa propre histoire, pour revenir sur les origines de cette puissance du corps.     

shalmani« Le corps féminin est, depuis la nuit des temps, sujet à questionnements, enfermé, prisonnier d'une essence qui n'est que pur fantasme. Pourquoi ? Cela trouve son origine dans la supériorité  physique des hommes, édictée par une société en train de se fonder. L'infériorité physique de la femme a alors été entérinée par la loi. Si la femme est physiquement inapte à la guerre, à l'effort, à la force, elle est alors inférieure intellectuellement, socialement, politiquement. À partir de là, a commencé la longue marche des femmes pour leurs droits. Le système patriarcal était la norme. Il l'est toujours dans de nombreux pays. Ce système s'impose dès la cellule familiale où la femme est totalement dépendante de l'homme, où elle est réduite à un ventre et n'a d'autre droit que d'appartenir à l'homme  - le père, le frère ou l'époux. Il a toujours existé des femmes qui ont individuellement cassé le système en osant. Comment ?  En franchissant la frontière entre l'espace privé qui les broie et l'espace public qui est le lieu de la citoyenneté. C'est la raison pour laquelle,  je parle toujours de "corps féminin" et que j'y accorde tant d'importance : le combat commence quand le corps se déplace du domaine privé où le préjugé l'emprisonne au domaine public où la femme prend la parole. Le corps va avec la parole. » affirme Abnousse Shalmani.

Ce combat doit se livrer sur le terrain même sur lequel il s’est développé, dit-elle : « Le corps féminin est puissant car il est d'une part le premier lieu de domination patriarcale et d'autre part le seul moyen de casser ce même système patriarcal. Libérer le corps ne veut pas dire se mettre nue en criant "Youpi !", non. C'est prendre conscience que ce corps vous appartient avant d'appartenir à un homme, que vous seule êtes apte à savoir quoi en faire. Après vous pouvez vous mettre nue en criant "youpi!" si ça vous amuse... Remarquez que dans tous les systèmes totalitaires, le corps de la femme est prisonnier, limité, contraint dans l’espace domestique. La condition du corps féminin est toujours représentative de l'état de droit dans les nations. »

La pression sur le corps de la femme est toujours présente, tant en France qu’en Iran, cependant les formes de contrôle sont diverses et elles dépassent les rôles plus ou moins imposés ou les lois, pour s’installer plus profondément dans les consciences. « L’instrumentalisation du corps féminin est parfois visible, choquante, brutale - excision, viol, proxénétisme, mariage forcé, etc. - et souvent souterraine. Ce qui m'a toujours choquée et qui me surprend encore aujourd'hui, c'est à quel point les femmes ont intériorisé leur infériorité et comment elles transmettent les clés de la prison à leurs enfants, fille comme garçon. L'instrumentalisation du corps féminin témoigne du degré de panique d'une société malade, en fin de règne, angoissée par le changement qui s’annonce et qui ne croit qu'en l'immobilité pour se maintenir. En Occident, le corps féminin va mieux. Il est libéré. Mais les consciences ne le sont pas encore tout à fait. Ce n'est ni la même violence, ni la même visibilité que dans des pays islamisés et les nations totalitaires. En France, l'apparition du voile islamique dans l'espace public marque le renouveau du questionnement sur l'état du corps féminin, autrement dit sur les droits de la femme. » conclut l’auteure.  

AbnousseShalmaniLes féministes musulmanes, par contre, remettent en question cette vision du voile comme symbole de soumission des femmes et d’oppression des hommes, mettant en avant le choix de la femme ou faisant référence à ce que le voile représente pour certaines musulmanes : un lien entre Dieu et elles, sans passage par l’oppression de l’homme. À l’opposé, Abnousse Shalmani réduit le voile à la domination, à la sexualisation de la femme, et met en avant la main de l’homme dans l’imposition du hijab. « Le voile islamique n'est pas un bout de tissu anodin. Il ne l'a jamais été, il ne le sera jamais. Le voile est le signe le plus visible de la domination des femmes par les hommes. Le voile islamique affirme la domination des hommes, et l’acceptation que le corps de la femme ne lui appartient pas, il transforme ce corps en objet sexuel et seulement en objet sexuel. C'est ça le voile islamique. Il n'y a pas de manichéisme. Il existe une réalité et le voile est la partie la plus visible de cette réalité » se révolte la journaliste.

Son argumentation n’analyse pas l’usage du voile en Occident, mais elle va puiser dans l’histoire de l’islam politique pour affirmer le caractère politique et oppressif du voile dans certaines sociétés islamisées.  « Quand les islamistes parviennent au pouvoir, c'est la première loi qu'ils votent : recouvrir la femme pour la discriminer dans l'espace public. L'enfoulardement est toujours accompagné d'une série de lois qui restreignent la place de la femme dans l'espace public. On pourra toujours objecter que le voile a permis à des femmes d’accéder à l’enseignement alors que leur famille traditionnelle le leur refusait. Mais je vous le demande : Pour étudier quoi ? Tout va bien quand il s'agit d'étudier les sciences – sciences que par ailleurs, la pensée islamiste considère comme "neutres" donc "non-occidentales" - mais qu'en est-il de la littérature ? de la philosophie ? de ce dont l'étude permet de voir plus loin que le bout de sa culture traditionnelle, ce qui permet de grandir, de douter, de remettre en question ? Qu'en est-il de ce que le monde compte de penseurs que les islamistes considèrent comme malsains ? Dangereux ? Subversifs ? Justement tout ce qui permet de créer du mouvement, de la  diversité, de l'avenir. Le voile est instrumentalisé par l'Islam politique, c'est une arme de propagande, c'est un outil de différenciation qui tue les sociétés démocratiques. Et je ne cesserai jamais de le répéter : je combats le voile politiquement.  Les nations où le voile est la norme, sont des sociétés figées, immobiles, sans avenir. » rappelle la journaliste qui a vécu les premiers années de sa vie le changement de régime en Iran et qui a souffert l’imposition du voile.  

bal abnousseshalmani
Édouard Delruelle rencontre Abnousse Shalmani, pour aborder les questions du voile,
de la laïcité et de la place du corps de la femme dans la société. Vidéo ULg.tv

 

Quand nous lui demandons comment remédier à la pression exercée sur le corps des femmes, Abnousse Shalmani prône l’éducation et la lecture, comme clés de voûte pour la construction d’une nouvelle société avec les prochaines générations. «  Détruire les préjugés par le biais de l'éducation. Retrouver une mémoire des femmes, étudier l'Histoire, y puiser des modèles qui ont su briser la chaîne de l'enfermement. Donner le désir aux femmes de préférer une indépendance difficile à une dépendance sécuritaire. Apprendre son Histoire, c'est s'armer pour se battre contre la prison du corps.  Le savoir est la seule arme disponible pour détruire les structures patriarcales. Permettre à des femmes d'accéder à l'éducation, c'est une priorité. Aujourd'hui en France, nous luttons pour obtenir des salaires équivalents aux hommes, nous luttons pour maintenir les droits que nous avons acquis. Les femmes en Iran n'en sont pas là ». Cependant Abnousse Shalmani prévient des dangers du relativisme culturel.  «  Les femmes en Iran n'en sont pas au niveau des femmes françaises. En France, il y a beaucoup à faire mais nous ne sommes pas condamnées à mort pour adultère » conclut-elle.

 

Marta Luco Moreno
Janvier 2015

 

crayongris2Marta Luceño Moreno est chercheuse au Département d'Arts et Sciences de la Communication. Ses recherches doctorales portent sur la construction de problèmes publics en Tunisie avec une approche de genre.

 

 

 


 
 Photo © JF PAGA © Grasset, 2014
 
Née à Téhéran en 1977, Abnousse Shalmani s'exile à Paris avec sa famille en 1985. Après ses études d'histoire, elle emprunte la voie du journalisme puis de la production et de la réalisation de courts-métrages avant de revenir à sa première passion, la littérature. Khomeiny, Sade et moi est son premier livre. L’auteure iranienne y aborde la question du corps-politique de la femme, de son importance dans l’espace public et de ses enjeux politiques. Dans son écriture, elle ne craint ni la violence, ni les excès, avec un goût certain pour la rhétorique. Elle repositionne ainsi dans notre actualité la nécessité de la vigueur du combat à mener contre les dogmes et les injustices.