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La « Querelle des femmes », un débat qui ne date pas d’hier

La « Querelle des femmes », un débat qui ne date pas d’hier

Christine de PizanLa question de l’égalité/inégalité des sexes et celles de leur différence et de leur distinction n’ont pas attendu le siècle dernier pour soulever des débats passionnés. Dès la fin du Moyen Âge, surgit une vive polémique à propos de la place et du rôle des femmes dans la société. « Qu’elle [ait été] feutrée ou violente, qu’elle [ait pris] un tour sérieux ou cocasse, qu’elle [ait recouru] à des arguments rationnels ou à des émotions, [la controverse] s’est développée en écho aux efforts concrets des acteurs et actrices de la société pour empêcher, ou au contraire pour permettre l’accès des femmes et des hommes aux mêmes activités, aux mêmes droits, aux mêmes pouvoirs, aux mêmes richesses, à la même reconnaissance (É. Viennot). » La longue histoire de ce débat, dont certains critiques littéraires du 19e siècle avaient déjà repéré les traces à la fin du Moyen Âge et pendant la Renaissance – sans aller au-delà d’une appréciation très réductrice du phénomène, de ses enjeux et de ses conséquences –, fait désormais l’objet de recherches pluridisciplinaires intensives dans le domaine des études femmes/études de genre. Les pays anglo-saxons ont donné l’impulsion dès le début des années 1980 ; les chercheurs francophones viennent tout juste de reconnaître l’intérêt et la pertinence du sujet.

Christine de Pizan, The British Library Board
Harley 4431, f.259v.

 

Cause sérieuse ou crêpage de chignons ?

Martin Le FrancDès 1888, la thèse d’Arthur Piaget avait révélé au public francophone la position originale de Martin Le Franc, auteur d’un Champion des Dames (1441) destiné à contredire les arguments misogynes de ses contemporains.

Martin Le Franc, Champion des dames,
Grenoble, BM, Ms 875, f° 26.
 

Peu après, les spécialistes de la cour de Marguerite de Navarre – sœur de François Ier – firent valoir que la question de la hiérarchie des sexes y avait été vivement débattue dans les années 1540, tandis que les premières thèses consacrées à Christine de Pizan (1363-1430), au début du 20e siècle, mettaient en exergue l’engagement explicite de l’autrice pour la cause des femmes. On en vint à parler de « Querelle des femmes » pour désigner le débat opposant défenseurs et détracteurs du sexe féminin, en référence à la signification juridique du terme querela (plainte et cause) – à distinguer évidemment des conflits ayant pu opposer des femmes entre elles à propos d’autres sujets. Longtemps les spécialistes – principalement des historiens de la littérature – ont cru devoir cantonner ce débat dans le registre des disputes ludiques auxquelles les intellectuels se livraient pour le plaisir de controverser, n’accordant que peu d’importance au contenu des propos échangés et changeant d’ailleurs de camp au gré de leur fantaisie. C’était faire peu de cas du gigantesque corpus de documents témoignant de ce long « combat de plumes et de pinceaux » (M. Zimmermann), qui a pesé sur l’évolution des rapports sociaux entre les hommes et les femmes et d’où a pu lentement émerger le concept fondamental d’égalité – au sens où les sociétés démocratiques occidentales l’entendent en 2015 et non dans l’acception reçue par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 !

Cité des damesDésormais, il s’agit donc d’envisager cette querelle au sens large et sur le long terme, afin de mieux saisir le contenu et la portée des arguments pro et contra avancés sur tous les fronts et qui continuent à peser aujourd’hui sur la manière de conceptualiser le masculin et le féminin et d’envisager les rapports entre les sexes en termes d’égalité ou de hiérarchie. Parmi les thèmes largement débattus au cœur de cette longue histoire qui marque non seulement la France mais aussi l’Europe médiévale et moderne, celui de l’égalité des chances en matière d’éducation et d’accès au savoir mobilise de manière récurrente les défenseurs du sexe féminin. « Si c’était la coutume d’envoyer les petites filles à l’école et de leur enseigner méthodiquement les sciences, comme on le fait pour les garçons, elles apprendraient et comprendraient les difficultés de tous les arts et de toutes les sciences tout aussi bien qu’eux » avance déjà Christine de Pizan en1405 (Cité des Dames). Mais, il est également question de la répartition des rôles sexués dans les espaces publics et privés, de la capacité ou de la légitimité des femmes à exercer – ou non – des responsabilités politiques ou à produire de grandes œuvres et, surtout, des qualités et défauts des unes et des autres justifiant ou non des rapports de domination d’un sexe sur l’autre. Pour en débattre dans les lieux de savoir ou de sociabilité, on en appelle non seulement à l’histoire, au droit ou à la médecine, mais aussi aux philosophes anciens et modernes ou aux textes sacrés diversement interprétés.

 

Maître de la Cité des Dames,
Paris, BnF, Manuscrits, français 1178, f. 3

 

Quand la Querelle des femmes bat son plein en France

QuerelleAgrippaSi l’on connaissait, depuis quelques années déjà, l’existence de cette controverse à la Renaissance – du moins les commentateurs du De nobilitate et praecellentia foeminei sexus [La noblesse et la précellence du sexe féminin] (Anvers, 1529) d’Agrippa de Nettesheim – , c’est beaucoup plus récemment que l’histoire des débats soutenus ultérieurement sur les mêmes sujets a retenu l’attention de la communauté scientifique. Les premières conclusions à propos du Grand Siècle français viennent de paraître. On peut s’y référer pour prendre la mesure du débat à un moment précis de son histoire.

Si, durant ce long 17e siècle, les reines de France se trouvent contraintes de demeurer de plus en plus en retrait, dans l’ombre de leur époux ou dans celle de leur fils, bon nombre de membres féminins de l’aristocratie continuent, dans un premier temps du moins, à assumer d’importantes charges politiques, économiques et militaires. Par ailleurs, les femmes, toutes catégories sociales confondues, s’engagent en nombre dans les entreprises de la Réforme catholique et s’y imposent comme figures de proue, qu’elles soient réformatrices ou fondatrices de couvents, missionnaires, autrices spirituelles ou riches bienfaitrices. Elles s’illustrent tout autant dans le monde des arts et des lettres, notamment à la faveur des salons, qui deviennent de hauts lieux de sociabilité et de mixité. Présentes dans tous les espaces publics, elles suscitent un nombre considérable d’écrits et d’images destinés à célébrer leurs mérites et leurs œuvres et propres à raviver dans l’imaginaire de leurs contemporains l’idéal biblique de la Femme forte ou le profil héroïque des figures païennes.

HilarionDeCosteÉloges de femmes célèbres

« Je n’ay jamais approuvé l’opinion de Thucidide qui estimoit qu’entre les femmes, celle-là est la plus vertueuse de qui l’on parloit le moins, soit en bien soit en mal, pensant que le nom de la femme d’honneur doive estre tenu enfermé, comme le corps, et ne passer jamais les portes de la maison […] Les Romains n’ont point fait de difficulté de les louer publiquement après leur mort, aussi bien que les Hommes illustres […] Toutes les autres nations de la terre ont porté un respect aux femmes sages et vertueuses et ont estimé que la distinction du sexe ne distinguoit point la vertu et que, se trouvant ou semblable ou quelquefois plus grande dans les femmes que dans les hommes, elle ne devoit pas estre privée de son principal loyer qui est la louange [… Il faudroit composer plusieurs volumes, si on vouloit rapporter combien de femmes et de filles sont louées par les premières plumes du monde, non seulement pour avoir fait tant de belles actions pour l’avancement du christianisme ou pour la conservation et le soulagement des peuples et des nations entières, mais aussi pour avoir bien réussi en l’estude des bonnes Lettres et en la conduite des Etats et des Empires, non seulement durant la Paix, mais encore parmy les troubles et les guerres étrangères et domestiques (Hilarion de Coste, 1643). »

Le succès retentissant des dictionnaires de femmes célèbres ne doit toutefois pas masquer la violence de la controverse qui continue à opposer les philogynes à leurs adversaires, assurant ainsi une longue postérité à la Querelle des femmes. Loin de reproduire les arguments déjà ressassés depuis deux siècles, les polémistes actualisent le débat en fonction des changements survenus dans la société et dans les modes de pensée. On continue certes à ferrailler violemment pour soutenir la thèse de la supériorité d’un sexe sur l’autre, mais, en marge de cet affrontement, certains auteurs comme l’humaniste Marie de Gournay (1622) ou le philosophe François Poulain de la Barre (1673), se démarquent de cet argumentaire pour soutenir le motif de l’égalité entre les sexes, alors que s’esquisse, pour une élite intellectuelle minoritaire, la possibilité extrême de transcender la question du genre. Les ennemis des femmes se contentent le plus souvent de quolibets et de railleries, sans prêter attention au discours adverse. Leurs défenseurs sont plus créatifs et coulent leurs réponses dans les genres les plus divers, pamphlets, traités, dictionnaires, romans, pièces de théâtres, gravures ou peintures…

alphabetLa malice des femmes

« Dieu ayant créé la femme pour estre la fidelle compagne de l’homme et pour luy ayder à produire son semblable, elle luy fut néantmoins contraire et se rendit ennemie de son bonheur et de toute sa fortune […] elle lui procura son mal, sa perte et sa damnation, comme l’on voit en l’histoire de la création, car le Diable ne trouvant rien au monde de plus cauteleux, de plus attrayant et de plus propre pour charmer les yeux et le cœur des hommes que la femme, il la gaigna premierement pour plus aisément attraper celuy qu’il n’osoit attaquer (Jacques Olivier, 1617) … »

 

Jacques Olivier, Alphabet de l’imperfection et malice des femmes, Paris, J. Petitpas, 1617

 

excellenceL’excellence du sexe féminin

« Je commenceray par l’origine de la femme, qui est la créature la plus parfaite en son fruit de toutes les œuvres de Dieu […] C’est grande chose que la femme est tirée de l’homme, mais c’est plus grande chose que tous les hommes sont tirez de la femme et sauvez par le moyen de la femme. [L’homme est tiré] d’une masse de terre morte, [mais] la femme, [Dieu] l’a formée dans le Paradis, de la coste de l’homme, d’une chose vive et animée, de pareille âme qu’il avoit inspirée en l’homme […] Sans la femme, l’homme estoit seul, sans ayde ny contentement dans toutes les beautez et richesses du monde, lesquelles il possédoit seul ; sa pensée sensitive estoit errante iusques à ce qu’elle fust arrêtée en la personne de la femme ainsi que Dieu y avoit arresté son ouvrage. La femme, avec son dot qui est la douceur et la beauté, fut baillée à l’homme pour ayde ; l’homme avoit donc besoin d’ayde ; celuy qui a besoin d’ayde est en pire condition que celuy qui ayde (Abbé Guerry, 1635). »

Abbé Guerry, Traicté de l’excellence du sexe Foeminin, Paris, J. Pétrinal, 1635

 
 

Marie de GournayApologie de l’égalité entre les hommes et les femmes

« La pluspart de ceux qui prennent la cause, des femmes, contre cette orgueilleuse preferance que les hommes s’attribuent, leur rendent le change entier : r’envoyans la preferance vers elles. Moy qui fuys toutes extremitez, je me contente de les esgaler aux hommes : la nature s’opposant pour ce regard autant à la superiorité qu’à l’inferiorité. Que dis-je, il ne suffit pas à quelques gens de leur preferer le sexe masculin, s’ils ne les confinoient encores d’un arrest irrefragable et necessaire à la quenoüille, ouy mesme à la quenoüille seule. […] Voyez tels esprits comparer ces deux sexes : la plus haute suffisance à leur advis où les femmes puissent arriver, c’est de ressembler le commun des hommes : autant eslongnez d’imaginer, qu’une grande femme se peust dire grand homme, le sexe changé, que de consentir qu’un homme se peust eslever à l’estage d’un Dieu. […] l’animal humain n’est homme ny femme, à le bien prendre, les sexes estants faicts non simplement, mais secundum quid, comme parle l’Eschole : c’est à dire pour la seule propagation. […] Et s’il est permis de rire en passant, le quolibet ne sera pas hors de saison, nous apprenant ; qu’il n’est rien plus semblable au chat sur une fenestre, que la chatte. L’homme et la femme sont tellement uns, que si l’homme est plus que la femme, la femme est plus que l’homme. L’homme fut créé masle et femelle, dit l’Escriture, ne comptant ces deux que pour un (Marie de Gournay, 1622). »

 

Marie le Jars de Gournay, Les advis, ou, les présens de la Demoiselle de Gournay, 3e éd., Paris, J. Du Bray, 1641
 
 

egalitedessexes

De la nécessité de lutter contre les préjugés

« L’on peut mettre au nombre de ces [préjugés] celuy qu’on porte vulgairement sur la différence des deux Sexes et sur tout ce qui en dépend. Il n’y en a point de plus ancien ni de plus universel. Les sçavans et les ignorans sont tellement prévenus de la pensée que les femmes sont inférieures aux hommes en capacité et en mérite et qu’elles doivent estre dans la dépendance où nous les voyons, qu’on ne manquera pas de regarder le sentiment contraire comme un paradoxe singulier. […] Si on pousse un peu les gens, on trouvera que leurs plus fortes raisons se réduisent à dire que les choses ont toujours esté comme elles sont, à l’égard des femmes, ce qui est une marque qu’elles doivent estre de la sorte et que si elles avoient esté capables des sciences et des emplois, les hommes les y auroient admises avec eux. Ces raisonnemens viennent de l’opinion qu’on a de l’égalité de notre Sexe et d’une fausse idée que l’on s’est forgée de la coutume. C’est assez de la trouver établie, pour croire qu’elle est bien fondée (Poulain de la Barre, 1676). »

François Poulain de la Barre, De l’égalité des deux sexes, Paris, J. Du Puis, 1676
 

 

L’accès au savoir est au cœur de la polémique. S’il est admis qu’elles soient éduquées dans la perspective de devenir d’honnêtes chrétiennes – bonnes mères, bonnes épouses ou « bonnes sœurs » –, on conspue leurs désirs d’en apprendre davantage. Les précieuses en font les frais. L’Église, pourtant soucieuse de l’éducation des filles et œuvrant avec efficacité à cette fin, tient beaucoup à en limiter les ambitions. Le statut de la femme autrice est en jeu : « qu’elles excellent du fond de leurs couvents à transcrire l’indicible de leurs expériences mystiques ou qu’elles s’illustrent dans les salons comme romancières, dramaturges, poétesses, historiographes ou épistolières, une guerre sans merci leur est déclarée, à laquelle elles opposent une farouche résistance et, surtout, une production personnelle considérable, saluée par leurs défenseurs, non moins prolixes sur le sujet. Car en plus des discours qui s’échangent ou s’affrontent à ce propos, sans que jamais les misogynes ne baissent la garde, les femmes manifestent avec obstination leur volonté d’agir et contribuent par leurs idées et leurs réalisations à faire progresser, dans les faits, les notions théoriques d’égalité des sexes et d’émancipation féminine (M.-É. Henneau) ».

femmessavantesQuand le savoir des femmes effraie l’homme de la rue

« Je consens qu'une femme ait des clartés de tout,
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d'être savante;
Et j'aime que souvent aux questions qu'on fait,
Elle sache ignorer les choses qu'elle sait;
De son étude enfin je veux qu'elle se cache,
Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l'esprit à ses moindres propos. »
(Molière, Les Femmes savantes, acte Ier, scène 3)

 

« Les femme savantes », Gravure de Pierre Brissart dans Les Œuvres de M. de Molière,
Paris, Thierry, Barbin & Trabouillet, 1682

 

 

Le ciel s’assombrit toutefois dans la seconde moitié du siècle. Les partisans de la masculinité du pouvoir gagnent du terrain dans l’entourage royal. Après deux régences féminines, la question de l’accès des femmes à la royauté ne se pose plus, puisque les héritiers mâles ne font pas défaut. L’Église se montre de plus en plus frileuse face à l’apostolat des chrétiennes et exigeante quant à leur soumission à l’autorité masculine. « Les juristes travaillent sans relâche à restreindre les droits des femmes en matière de dévolution des biens, malgré la résistance des parlements du Midi ou de l’Ouest. La puissance paternelle s’accroît considérablement tout au long du siècle et, avec elle, celle des époux et de la parentèle masculine. Les établissements d’enseignement sont étroitement surveillés et supprimés s’ils ambitionnent de se calquer de trop près sur les modèles masculins. Les campagnes de calomnies se déchaînent contre les actrices, dont la gloire porte ombrage à leurs partenaires, ou contre les sages-femmes, que les médecins veulent à toutes forces écarter. Les historiens recomposent le passé, occultant le rôle des unes, noircissant la figure des autres. Les femmes paient cher leurs premiers pas vers l’égalité, mais ne lâcheront pas prise pour autant (M.-É. Henneau). »

celibatContraintes et méprisées…

« Je commence à remarquer plus particulièrement le préjudice qu’endurent les personnes du sexe par la privation de liberté ; ce n’est pas que je veuille dire que l’on use d’un droit tyrannique à leur égard, mais seulement que les pères et les mères ayant un pouvoir absolu sur leurs filles qui manquent ordinairement de résolution, de fermeté et de lumière dans le temps qu’on leur fait prendre parti soit dans le Cloître soit dans le Monde, leur liberté en ces occasions ne jouit pas entièrement de ses droits et ne tient pas son rang de souveraine et dominante, puisque, au sentiment d’Aristote, une action ne peut être libre et volontaire si l’on ne connaît parfaitement les obligations et les circonstances de ce que l’on veut entreprendre […] Comme le pouvoir des hommes est fort absolu et qu’ils prétendent que les femmes sont extrêmement faibles, ils joignent souvent le mépris à la contrainte, alléguant pour leurs raisons que c’est à cause de l’insuffisance et du peu de capacité des personnes du sexe qu’ils les traitent avec empire (Gabrielle Suchon, 1693). »

 Gabrielle Suchon, Du célibat volontaire, Paris, J. et M. Guignard, 1700.

 

La cause des femmes au-delà des monts et des mers

Le débat ne connaît pas de frontières et les spécialistes de la question constatent aujourd’hui que, loin d’être cantonné à la France, il oppose défenseurs et détracteurs « du beau sexe » dans toute l’Europe moderne. Quelques exemples extraits d’un prochain volume d’études comparatives permettent d’entrevoir l’ampleur de la controverse et la multiplicité des discours tenus à ce propos, notamment dans les péninsules hispanique et italique ainsi qu’en Angleterre.

À la fin du 16e siècle, le médecin portugais Cristóbal Acosta, dont l’œuvre examine de manière plus favorable le corps féminin, s’emploie à faire connaître des œuvres importantes de femmes – italiennes, françaises et espagnoles – impliquées dans la Querelle. Il fait notamment allusion à la philosophe Oliva Sabuco (1562-1620) et au « livre que cette femme savante a composé ». Sa Nueva filosofía de la naturaleza del hombre (Nouvelle philosophie de la nature de l’homme), parue en 1587 et longtemps attribuée à son père Miguel, dépasse les arguments de l’aristotélisme sur l’infériorité des femmes et ceux, aussi, de la médecine galénique de la Renaissance. Au débat sur le statut physiologique des femmes, son œuvre apporte non seulement un point de vue équilibré sur le rôle respectif des semences masculine et féminine dans la reproduction, mais aussi une explication qui reconnaît les différences sans créer de hiérarchies. L’accueil réservé au 17e siècle à la Nouvelle Philosophie en Italie, en France et en Angleterre, ainsi que les nombreuses éditions espagnoles de son œuvre, témoignent de la diffusion et de la réception de sa théorie. Dans le domaine de la littérature de fiction, c’est la madrilène María de Zayas (1590-1661) qui est la première à lancer les personnages de ses romans à l’assaut de la misogynie ambiante, élaborant au passage un pamphlet enflammé en faveur de l’éducation des femmes. Elle y dénonce avec véhémence la propension masculine à refuser à ces dernières le droit d’exercer un pouvoir, celui de chercher à jouir d’une renommée ou d’avoir accès au même savoir que les hommes. Il s’agit là des prémices d’un débat qui deviendra central en Espagne au siècle des Lumières.

nuevafilosofia merito nobilita Oliva Sabuco, Nueva filosofía de la naturaleza del hombre,  Braga, L. de Basto, 1622
Moderata Ponte, Il merito delle donne : ove chiaramente si scuopre quanto siano elle degne e piu perfette de gli uomini, Venise, D. Imberti,1600
Lucrezia Marinelli, La nobiltà, et l'eccellenza delle donne, co'diffetti, et mancamenti de gli huomini, Venise,1600

Vers 1580, à un moment où, dans le contexte de la Réforme catholique, le débat sur les capacités des femmes est particulièrement virulent en Italie, la vénitienne Modesta Pozzi (1555-1592) compose Il merito delle donne, traité dialogué qui sera publié après sa mort, sous le pseudonyme de Moderata Fonte. C’est l’un des grands textes européens de la Querelle des femmes, qui met en scène une « conversation domestique » entre partisanes et adversaires des femmes s’affrontant devant une cour de justice imaginaire. Suivant le modèle de la disputatio, l’argumentation relève du registre juridique, faisant appel à de nombreux exempla.

semplicitaToujours à Venise, qui constitue un lieu-phare de la Querelle, Lucrezia Marinella (1571-1653) a pour sa part recours aux citations littéraires et à l’hagiographie pour démontrer la supériorité du sexe féminin dans la composition de La nobiltà et l’eccelenza delle donne, co’ difetti e mancamenti de gli Huomini (La noblesse et l’excellence des femmes, avec les défauts et les imperfections des hommes), qu’elle fait paraître en 1600 en réponse au traité misogyne du jésuite Giuseppe Passi sur les défauts féminins (I Donneschi diffetti, 1599) . Un demi-siècle plus tard, la bénédictine Arcangela Tarabotti (1604-1652) – entrée au couvent sans vocation – va consacrer une partie de sa vie à revendiquer pour ses semblables l’exercice du libre-arbitre et les possibilités d’accès au savoir. Son œuvre publiée en grande partie après son décès dénonce les politiques familiales qui imposent aux femmes des destins qu’elles n’ont pas choisis et constitue une défense en règle de l’honneur du sexe féminin, arguments historiques et théologiques à l’appui (Che le donne siano delle spezie degli uomini [Que les femmes sont de la même espèce que les hommes], 1651) .

CavendishGalerana Baratotti (=Arcangela Tarabotti), La semplicita ingannata, Leide, 1654

 

Au même moment, une controverse identique bat son plein dans l’Angleterre élisabéthaine, après celle des années 1540 autour des ouvrages d’Edward Gosynhyll (The Prayse of all Women, called Mulierum Pean, The Schole House of Women) et celle, plus politique, déclenchée par John Knox avec son Premier coup de trompette contre le monstrueux régiment des femmes en 1558. Entre 1588 et 1639, des femmes refusent de baisser la garde devant leurs féroces adversaires : leurs pamphlets se succèdent entre 1588 et 1639 (ex : Jane Anger [Protection for Women. To Defend them against the Scandalous Reportes of a Late Surfeiting Lover, and all other Venerians that Complaine so to bee Overcloyed with womens kindnesse, 1589] (ill. 17), Rachel Speght [A Mouzell for Melastomus, The cynicall Bayter of, and Foule Mouthed Barker against Evahs Sex ; or, An Apologeticall Answere to that Irreligious and Illiterate Pamphlet made by Io. Sw[etnam]…, 1617] ou Constantia Munda [The Worming of a Mad Dogge ; or, A Soppe for Cerberus the Iaylor of Hell, 1617]. La Première Révolution donnera ensuite à d’autres Anglaises l’occasion de faire valoir leurs droits sur la scène publique, avec des discours portant aussi bien sur le religieux que sur le politique (ex : Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, The Philosophical and Physical Opinions, 1655) (ill. 18).

Ces quelques exemples retenus à propos du 17e siècle laissent pressentir l’importance d’un terrain d’enquête encore à explorer dans le cadre des études de genre désireuses d’envisager sur le long terme l’histoire complexe des relations entre les sexes et celle de leur construction culturelle.

Margaret Cavendish (1623–1673). Gravure de  Pieter van Schuppen (1627–1702), d’après Abraham van Diepenbeeck (1596–1675), 1655, dans The Philosophical and Physical Opinions, Written by her Excellency, The Lady Marchionesse of Newcastle, Londres, J. Martin & J. Allestrye, 1655.

 

Marie-Élisabeth Henneau
Février 2015

 

 crayongris2Marie-Élisabeth Henneau est historienne. Ses recherches portent principalement sur l'histoire du christianisme occidental et sur l’histoire des femmes. Elle a codirigé Revisiter la «querelle des femmes». Discours sur l'égalité / inégalité des sexes, de 1600 à 1750

 


 

Pour aller plus loin

Querelle

Danielle Haase-Dubosc et Marie-Élisabeth Henneau (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1600 à 1750, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2013. http://www.siefar.org/publications-articles/revisiter-la-querelle-des-femmes-vol-2.html

Dans la même collection :

Armel Dubois-Nayt, Nicole Dufournaud, et Anne Paupert (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1400 à 1600, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2013. http://www.siefar.org/bibliographies/revisiter-la-querelle-des-femmes-vol-3.html
 
Éliane Viennot (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des femmes et des hommes, de 1750 aux lendemains de la Révolution française, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2012. http://www.siefar.org/publications-articles/revisiter-la-querelle-des-femmes.html
 
Armel Dubois-Nayt, Marie-Élisabeth Henneau, Rotraud von Kulessa (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des femmes et des hommes, à l’échelle européenne de 1400 à 1800, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, à paraître en 2015.

 

 

Voir aussi

Le site de la Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime (SIEFAR) : http://www.siefar.org/revisiter-la-querelle-des-femmes/presentation.html?lang=fr&li=art19
Le site d’Éliane Viennot sur la Querelle des femmes : http://www.elianeviennot.fr/Querelle.html

 

Textes cités :

Marie de Gournay, Égalité des hommes et des femmes [1622], éd. Constant Venesoen, Genève, Droz, 1993, p. 40-41.
Jacques Olivier, Alphabet de l’imperfection et malice des femmes… dédié à la plus mauvaise du monde, Lyon, Cl. Armand, 1628, p. 195-196.
Abbé Guerry, Traicté de l’excellence du sexe fœminin et des prérogatives de la Mère de Dieu, Paris, J. Petrinal, 1635, p. 7-9.
Marie-Élisabeth Henneau, « Introduction », in Danielle Haase-Dubosc et Marie-Élisabeth Henneau (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1600 à 1750, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2013.
Hilarion de Coste, Les Éloges et les Vies des Reynes, des Princesses et des Dames illustres en piété…, Paris, S. Cramoisy, 1647, Préface, p. II et VIII.
François Poulain de la Barre, De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral, où l’on voit l’importance de se défaire des préjugez, Paris, Jean Du Puis, 1676, p. 4, 8, 9.
Gabrielle Suchon, Traité de la morale et de la politique. La Liberté [1693], éd. Séverine Auffret, Éd. des Femmes/Antoinette Fouque, Paris, 1988, p. 83-84.
Éliane Viennot, « Introduction », in Éliane Viennot (dir.), Revisiter la « Querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/inégalité des femmes et des hommes, de 1750 aux lendemains de la Révolution française, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2012.
Margarete Zimmermann, « Querelle des femmes, querelle du livre », in Dominique de Courcelles et Carmen Val Juliàn (dir.), Des femmes et des livres. France et Espagnes, xive-xviie siècles, Paris, École des Chartes, coll. « Études et rencontres de l’École des Chartes », n°4, 1999, p. 79-94.


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