La « Querelle des femmes », un débat qui ne date pas d’hier

La cause des femmes au-delà des monts et des mers

Le débat ne connaît pas de frontières et les spécialistes de la question constatent aujourd’hui que, loin d’être cantonné à la France, il oppose défenseurs et détracteurs « du beau sexe » dans toute l’Europe moderne. Quelques exemples extraits d’un prochain volume d’études comparatives permettent d’entrevoir l’ampleur de la controverse et la multiplicité des discours tenus à ce propos, notamment dans les péninsules hispanique et italique ainsi qu’en Angleterre.

À la fin du 16e siècle, le médecin portugais Cristóbal Acosta, dont l’œuvre examine de manière plus favorable le corps féminin, s’emploie à faire connaître des œuvres importantes de femmes – italiennes, françaises et espagnoles – impliquées dans la Querelle. Il fait notamment allusion à la philosophe Oliva Sabuco (1562-1620) et au « livre que cette femme savante a composé ». Sa Nueva filosofía de la naturaleza del hombre (Nouvelle philosophie de la nature de l’homme), parue en 1587 et longtemps attribuée à son père Miguel, dépasse les arguments de l’aristotélisme sur l’infériorité des femmes et ceux, aussi, de la médecine galénique de la Renaissance. Au débat sur le statut physiologique des femmes, son œuvre apporte non seulement un point de vue équilibré sur le rôle respectif des semences masculine et féminine dans la reproduction, mais aussi une explication qui reconnaît les différences sans créer de hiérarchies. L’accueil réservé au 17e siècle à la Nouvelle Philosophie en Italie, en France et en Angleterre, ainsi que les nombreuses éditions espagnoles de son œuvre, témoignent de la diffusion et de la réception de sa théorie. Dans le domaine de la littérature de fiction, c’est la madrilène María de Zayas (1590-1661) qui est la première à lancer les personnages de ses romans à l’assaut de la misogynie ambiante, élaborant au passage un pamphlet enflammé en faveur de l’éducation des femmes. Elle y dénonce avec véhémence la propension masculine à refuser à ces dernières le droit d’exercer un pouvoir, celui de chercher à jouir d’une renommée ou d’avoir accès au même savoir que les hommes. Il s’agit là des prémices d’un débat qui deviendra central en Espagne au siècle des Lumières.

nuevafilosofia merito nobilita Oliva Sabuco, Nueva filosofía de la naturaleza del hombre,  Braga, L. de Basto, 1622
Moderata Ponte, Il merito delle donne : ove chiaramente si scuopre quanto siano elle degne e piu perfette de gli uomini, Venise, D. Imberti,1600
Lucrezia Marinelli, La nobiltà, et l'eccellenza delle donne, co'diffetti, et mancamenti de gli huomini, Venise,1600

Vers 1580, à un moment où, dans le contexte de la Réforme catholique, le débat sur les capacités des femmes est particulièrement virulent en Italie, la vénitienne Modesta Pozzi (1555-1592) compose Il merito delle donne, traité dialogué qui sera publié après sa mort, sous le pseudonyme de Moderata Fonte. C’est l’un des grands textes européens de la Querelle des femmes, qui met en scène une « conversation domestique » entre partisanes et adversaires des femmes s’affrontant devant une cour de justice imaginaire. Suivant le modèle de la disputatio, l’argumentation relève du registre juridique, faisant appel à de nombreux exempla.

semplicitaToujours à Venise, qui constitue un lieu-phare de la Querelle, Lucrezia Marinella (1571-1653) a pour sa part recours aux citations littéraires et à l’hagiographie pour démontrer la supériorité du sexe féminin dans la composition de La nobiltà et l’eccelenza delle donne, co’ difetti e mancamenti de gli Huomini (La noblesse et l’excellence des femmes, avec les défauts et les imperfections des hommes), qu’elle fait paraître en 1600 en réponse au traité misogyne du jésuite Giuseppe Passi sur les défauts féminins (I Donneschi diffetti, 1599) . Un demi-siècle plus tard, la bénédictine Arcangela Tarabotti (1604-1652) – entrée au couvent sans vocation – va consacrer une partie de sa vie à revendiquer pour ses semblables l’exercice du libre-arbitre et les possibilités d’accès au savoir. Son œuvre publiée en grande partie après son décès dénonce les politiques familiales qui imposent aux femmes des destins qu’elles n’ont pas choisis et constitue une défense en règle de l’honneur du sexe féminin, arguments historiques et théologiques à l’appui (Che le donne siano delle spezie degli uomini [Que les femmes sont de la même espèce que les hommes], 1651) .

CavendishGalerana Baratotti (=Arcangela Tarabotti), La semplicita ingannata, Leide, 1654

 

Au même moment, une controverse identique bat son plein dans l’Angleterre élisabéthaine, après celle des années 1540 autour des ouvrages d’Edward Gosynhyll (The Prayse of all Women, called Mulierum Pean, The Schole House of Women) et celle, plus politique, déclenchée par John Knox avec son Premier coup de trompette contre le monstrueux régiment des femmes en 1558. Entre 1588 et 1639, des femmes refusent de baisser la garde devant leurs féroces adversaires : leurs pamphlets se succèdent entre 1588 et 1639 (ex : Jane Anger [Protection for Women. To Defend them against the Scandalous Reportes of a Late Surfeiting Lover, and all other Venerians that Complaine so to bee Overcloyed with womens kindnesse, 1589] (ill. 17), Rachel Speght [A Mouzell for Melastomus, The cynicall Bayter of, and Foule Mouthed Barker against Evahs Sex ; or, An Apologeticall Answere to that Irreligious and Illiterate Pamphlet made by Io. Sw[etnam]…, 1617] ou Constantia Munda [The Worming of a Mad Dogge ; or, A Soppe for Cerberus the Iaylor of Hell, 1617]. La Première Révolution donnera ensuite à d’autres Anglaises l’occasion de faire valoir leurs droits sur la scène publique, avec des discours portant aussi bien sur le religieux que sur le politique (ex : Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, The Philosophical and Physical Opinions, 1655) (ill. 18).

Ces quelques exemples retenus à propos du 17e siècle laissent pressentir l’importance d’un terrain d’enquête encore à explorer dans le cadre des études de genre désireuses d’envisager sur le long terme l’histoire complexe des relations entre les sexes et celle de leur construction culturelle.

Margaret Cavendish (1623–1673). Gravure de  Pieter van Schuppen (1627–1702), d’après Abraham van Diepenbeeck (1596–1675), 1655, dans The Philosophical and Physical Opinions, Written by her Excellency, The Lady Marchionesse of Newcastle, Londres, J. Martin & J. Allestrye, 1655.

 

Marie-Élisabeth Henneau
Février 2015

 

 crayongris2Marie-Élisabeth Henneau est historienne. Ses recherches portent principalement sur l'histoire du christianisme occidental et sur l’histoire des femmes. Elle a codirigé Revisiter la «querelle des femmes». Discours sur l'égalité / inégalité des sexes, de 1600 à 1750

 


 

Pour aller plus loin

Querelle

Danielle Haase-Dubosc et Marie-Élisabeth Henneau (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1600 à 1750, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2013. http://www.siefar.org/publications-articles/revisiter-la-querelle-des-femmes-vol-2.html

Dans la même collection :

Armel Dubois-Nayt, Nicole Dufournaud, et Anne Paupert (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1400 à 1600, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2013. http://www.siefar.org/bibliographies/revisiter-la-querelle-des-femmes-vol-3.html
 
Éliane Viennot (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des femmes et des hommes, de 1750 aux lendemains de la Révolution française, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2012. http://www.siefar.org/publications-articles/revisiter-la-querelle-des-femmes.html
 
Armel Dubois-Nayt, Marie-Élisabeth Henneau, Rotraud von Kulessa (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des femmes et des hommes, à l’échelle européenne de 1400 à 1800, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, à paraître en 2015.

 

 

Voir aussi

Le site de la Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime (SIEFAR) : http://www.siefar.org/revisiter-la-querelle-des-femmes/presentation.html?lang=fr&li=art19
Le site d’Éliane Viennot sur la Querelle des femmes : http://www.elianeviennot.fr/Querelle.html

 

Textes cités :

Marie de Gournay, Égalité des hommes et des femmes [1622], éd. Constant Venesoen, Genève, Droz, 1993, p. 40-41.
Jacques Olivier, Alphabet de l’imperfection et malice des femmes… dédié à la plus mauvaise du monde, Lyon, Cl. Armand, 1628, p. 195-196.
Abbé Guerry, Traicté de l’excellence du sexe fœminin et des prérogatives de la Mère de Dieu, Paris, J. Petrinal, 1635, p. 7-9.
Marie-Élisabeth Henneau, « Introduction », in Danielle Haase-Dubosc et Marie-Élisabeth Henneau (dir.), Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1600 à 1750, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2013.
Hilarion de Coste, Les Éloges et les Vies des Reynes, des Princesses et des Dames illustres en piété…, Paris, S. Cramoisy, 1647, Préface, p. II et VIII.
François Poulain de la Barre, De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral, où l’on voit l’importance de se défaire des préjugez, Paris, Jean Du Puis, 1676, p. 4, 8, 9.
Gabrielle Suchon, Traité de la morale et de la politique. La Liberté [1693], éd. Séverine Auffret, Éd. des Femmes/Antoinette Fouque, Paris, 1988, p. 83-84.
Éliane Viennot, « Introduction », in Éliane Viennot (dir.), Revisiter la « Querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/inégalité des femmes et des hommes, de 1750 aux lendemains de la Révolution française, St-Étienne, Pub. de l’Université de St-Étienne, 2012.
Margarete Zimmermann, « Querelle des femmes, querelle du livre », in Dominique de Courcelles et Carmen Val Juliàn (dir.), Des femmes et des livres. France et Espagnes, xive-xviie siècles, Paris, École des Chartes, coll. « Études et rencontres de l’École des Chartes », n°4, 1999, p. 79-94.

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