Voilà plusieurs mois que fleurissent les initiatives destinées à mettre en lumière les productions artistiques, littéraires, et musicales de la Première Guerre mondiale, à l'occasion de son année centenaire. La firme de disque Musique en Wallonie, installée dans le service de Musicologie de l'ULg, ajoute sa pierre à l'édifice, à travers une toute nouvelle collection consacrée à la vie musicale durant la Grande Guerre. « Comment composer dans la tourmente ? Qu'écrire sur les routes de l'exil ? Pourquoi danser quand tant d'autres souffrent ? » : telles sont les thématiques que la firme de disque souhaite aborder dans la collection « 14-18 », qui livrera, en cinq volumes, les accents sonores – populaires et savants –, de cette période haute en couleurs.
14-18 dans l'histoire de la musique : au croisement des mondes
Le 11 novembre 1918, l'armistice est proclamée sur le sol belge. Elle met fin à un conflit dont nul ne s'imaginait qu'il prendrait cette ampleur, dans l'espace et la durée. Elle marque aussi l'achèvement d'une période de suprématie économique pour la Belgique, qui devra, de longues années durant, travailler à renflouer les caisses de l'État et à reconstruire un pays dévasté. Le monde musical belge n'échappe pas à la décrépitude générale, et sort meurtri du conflit. Celui-ci, depuis le19e siècle, avait pourtant vu s'épanouir les institutions et se multiplier les compositeurs de talent : César Franck, Henri Vieuxtemps, Guillaume Lekeu, Eugène Ysaÿe, pour ne citer que les plus connus... La fin de la guerre franco-allemande de 1870 avait donné un statut tout à fait particulier à la Belgique, dont la position géopolitique permettait d'opérer un trait d'union entre les cultures allemande et française, et de devenir une terre d'accueil pour les compositeurs récriés dans leurs propres pays. La première guerre mondiale sonne le glas de cette période florissante. Face à la déroute financière, la priorité n'est plus au développement de la vie culturelle : c'est désormais ailleurs que germeront les courants musicaux novateurs, la Belgique perd définitivement sa place dans la « Grande Histoire » de la musique. D'autre part, la tolérance culturelle dont on pouvait jouir sur le sol belge, la volonté de mêler dans les mêmes salles de concerts musique allemande et française, et de loger à la même enseigne les compositeurs de toute mouvance, n'est plus envisageable. Au contraire, les antagonismes se creusent, et une véritable détestation se fait jour : tout ce qui porte la trace de l'Allemagne doit être banni, le combat s'inscrit également sur les partitions. Envisager la musique durant ces années de guerre permet de faire résonner la croisée de deux mondes, le passage, encore hésitant, à une vague musicale qui tournera le dos au 19e siècle1.
Le premier volume est consacré à Georges Antoine
À travers cinq volumes, dont la sortie est prévue chaque année jusqu'en 2018 (un volume par année de guerre), la collection abordera différentes figures, différents styles et aspects de cette période musicale particulière. Le premier volume est consacré au compositeur liégeois Georges Antoine (1892-1918), il révèle un quatuor et une sonate, joués avec brio par l'ensemble bruxellois Oxalys.
Le choix de placer Georges Antoine – un compositeur peu connu, peu joué – en chef de file de la collection n'a rien de surprenant, quand on sait que l'un des objectifs de la firme de disque est de faire découvrir les compositeurs belges et francophones tombés dans l'oubli. Mais la figure de Georges Antoine est révélatrice de l'époque à bien des égards...
Photographie de Georges Antoine vraisemblablement prisedans le parc voisin du camp du Ruchard
© Conservatoire royal de musique de Liège
Compositeur sur le front, soldat dans les coulisses de la guerre
Le 4 août 1914, quand la guerre éclate, Georges Antoine a à peine vingt-deux ans et prépare le prix de Rome, encouragé par ses professeurs à poser les premiers jalons d'une carrière prometteuse. Pourtant, au lieu de rester auprès de sa famille ou de s'exiler comme le font certains de ses condisciples (Joseph Jongen, notamment), Georges Antoine choisit de prendre les armes. Poussée d'héroïsme et de patriotisme, sursaut de folie ? La décision du jeune compositeur semble d'autant plus irrationnelle qu'il souffre d'une maladie pulmonaire chronique, cause d'une extrême fragilité physique. Qu'importe, Georges Antoine retrousse ses manches, abandonnant sa mère et sa sœur, pour une durée qu'il estime à quelques semaines. Il ne reverra jamais le domicile familial.
Frappé par la maladie dès les premiers mois passés dans les tranchées, Georges Antoine passera toute cette période de conflit dans les coulisses de la guerre : loin des siens, loin du feu de l'action, Georges Antoine écrit presque toute son œuvre, mentalement, dans les hôpitaux de campagne. La guerre terminée, alors qu'il remonte en Belgique avec les troupes, on détecte une pathologie pulmonaire grave. Georges Antoine est envoyé à l'hôpital Notre-Dame-Saint-Michel-Lez-Bruges, où il meurt, le 15 novembre, quelques jours après l'armistice, sans avoir jamais entendu jouer ses œuvres. L'histoire et la personnalités de Georges Antoine sont extrêmement touchantes. Son destin l'auréole et le rattache tristement à la famille des artistes aux grandes ambitions que la mort a emportés très jeunes. Sa ferveur, son exigences vis-à-vis des autres et de lui-même, les visées d'une noblesse extrême qu'il assigne à l'art, comme autant d'invitations à penser le monde, impressionnent. De fait, Georges Antoine a côtoyé César Franck, qu'il veut imiter dans sa tendance à assigner des missions à l'art, surtout religieuses. Mais l'omniprésence de la musique, l'importance accordée à la religion, son acharnement dans la composition ont dû être également une forme de réflexes face à son impuissance : impuissance à aider sa famille délaissée pour le front, impuissance à aider son pays depuis son lit d'hôpital. Si plusieurs compositeurs ont souffert physiquement du conflit, Georges Antoine est par ailleurs un des seuls d'entre eux à avoir pris les armes.
Georges Antoine au piano, entouré de musiciens non identifiés © Conservatoire royal de musique de Liège
La vie – aussi courte soit-elle – de Georges Antoine fait de lui une personnalité emblématique de ce moment de l'histoire. Ses œuvres, également, portent la marque de la tourmente : une musique poignante, entre tension et mélancolie. Georges Antoine écrira d'ailleurs à un de ses amis qu'il a « châtré » sa sonate, parce qu'elle sonnait trop « ennemie » , c'est dire à quel point ses œuvres sont révélatrices du contexte historique, et des tensions répercutées dans le monde musical2 !
« 14-18 » : les volumes à venir
C'est à un autre type de figure, celle du compositeur en exil, que sera consacré le prochain volume de la collection, à paraître en février 2015. L'Orchestre Philharmonique Royal de Liège interprétera les œuvres écrites par Joseph Jongen en Angleterre, durant la Grande Guerre. En effet, le compositeur belge y restera jusqu'en 1919. Or son œuvre, lyrique, tonale, romantique, très ancrée dans le 19e siècle n'aurait probablement pas eu le même succès si elle n'avait été jouée en Angleterre durant les années de conflit : l'exil de Joseph Jongen lui a permis de bénéficier d'une visibilité et d'une liberté de composition tout à fait extraordinaire.
Pour l'année 2016, Musique en Wallonie nous livrera un précieux témoignage sur la musique populaire de ces années de guerre. « Sur quoi danse-t-on ? » , « que compose-t-on ? », « la composition peut-elle être un moyen de résistance ? » : telles sont les questions qui guideront ce volume, consacré à un tout autre style musical, plus proche de la variété, celui de la musique de salon, de brasserie. En effet, une vie musicale palpite dans la ville, dans les commerces, les lieux de rendez-vous, et qui n'a pas grand chose à voir avec celle du Conservatoire. Une collection d'archives extraordinaire, rassemblant des milliers de partitions parmi ces répertoires oubliés, permettra de faire revivre ce pan de l'histoire sonore de la ville trop longtemps laissé dans l'ombre.
Enfin, œuvres symphoniques et musique de chambre seront mises à l'honneur dans les deux derniers volumes, dont le choix des compositeurs reste encore flou : Jongen ? Ysaÿe ? Ou, peut être, Musique en Wallonie nous surprendra en dévoilant l'œuvre d'un artiste absolument inconnu ? Un certain Eugène Guillaume, compositeur belge exilé en Angleterre, pays dans lequel on joue aujourd'hui sa musique pour célébrer l'armistice, alors qu'il demeure oublié de son pays natal ? Le mystère demeure, dont on sait qu'il sera de toute façon couronné par une publication alléchante.
Musique en Wallonie, retour sur un laboratoire de recherche idéal
Si Musique en Wallonie n'est pas directement financée par l'Université de Liège, son ancrage universitaire, est, rappelons-le, essentiel. La réalisation de chaque livret-disque bénéficie des compétences des chercheurs de l'ULg, qui acceptent de contribuer dans leur propre discipline à un projet commun, volontairement et gratuitement. Chaque production de la firme pourrait être envisagée comme le microcosme, le micro-laboratoire d'une recherche idéale, où se côtoient les disciplines, les savoirs, dans la création d'un objet matériel, réel, à éprouver par la curiosité et les sens. Travaux d'édition, de traduction, recherches iconographiques, historiques, découvertes musicales... cette collaboration confère une qualité scientifique à la production, en même temps qu'elle reste accessible à tout public. D'autre part, la réalisation du livret-disque permet aux étudiants mémorants ou doctorants qui ont nourri la recherche de voir leur travail cristallisé dans un produit fini et audible. Et puisque l'air du temps est à l'utilitarisme, c'est aussi, comme le confie Christophe Pirenne, musicologue à l'ULg et administrateur de l'asbl à l'origine de la firme, une manière de montrer que les études de philosophie et lettres, de musicologie, peuvent apporter des résultats concrets, de montrer que la culture peut générer du profit, de l'emploi. Musique en Wallonie défend ses idéaux coûte que coûte, et, apparemment, cela paie. Car si les temps sont difficiles pour l'industrie du disque, victime de la numérisation, Musique en Wallonie reste l'une des rares et des plus vieilles firmes de disques de musique classique à être toujours active sur le marché...
Héloïse Husquinet
Décembre 2014
Héloïse Husquinet est étudiante en Histoire.
Documentation supplémentaire
MARÉCHAL C., SCHLOSS C. (dirs), 1914-1918. Vivre la guerre à Liège et en Wallonie, Éditions du Perron, Liège, 2014.
HUYBRECHTS D., 1914-1918. Musiciens des tranchées, Racine, 2014.
Notice consacrée à Georges Antoine sur Bayard-Nizet.com, par Philippe Gilson, bibliothécaire du Conservatoire de LIège et spécialiste du compositeur.
Musique en Wallonie
ULg- Service de Musicologie
place du 20-Août 7-9 - B-4000 Liège
Le catalogue complet est disponible en ligne.
Georges Antoine
Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano op. 6 en ré mineur
et Sonate pour violon et piano op. 3 en la bémol majeur
par l'ensemble Oxalys
Shirly Laub, violon
Elisabeth Smalt, alto
Amy Norrington, violoncelle
Jean-Claude Vanden Eynden, piano Pleyel concert 1920
1 « Georges Antoine : Lettres de la Grande Guerre », in Revue de la Société liégeoise de Musicologie, n°21-22 (2003), Introduction par Christophe Pirenne.