Romans de passage, combats épiques, intégration du merveilleux...

La continuité dans la légende avec les adaptations, les réécritures, les prolongements

Lorsque l’enfant est suffisamment mature pour se confronter à différents récits prenant leur source dans la même légende, il devient intéressant de lui proposer une analyse un peu plus poussée qui lui permettrait d’associer un paysage littéraire familier avec des concepts d’analyse nouveaux. C’est dans cette optique que Daniel Delbrassine a proposé dans la collection de didactique «Tactiques» Une version moderne de mythes médiévaux. Cette séquence, « prête à l’emploi » et qui a été testée de nombreuses fois dans des classes de 5e secondaire, présente l’intérêt de faire travailler les élèves sur les réécritures des textes médiévaux. En effet, Christian de Montella, auteur de la saga Graal parue en 2006 chez Castor Poche, a construit une nouvelle version des récits dont il s’est largement inspiré. Très fidèle sur le plan de l’intrigue et du contenu, Montella a néanmoins apporté de nombreuses modifications quant au rythme, à la langue du texte original mais aussi à la façon de raconter le personnage. Il livre lui-même sa méthode et ses sources en ces termes :

« Pour le premier épisode, Le Chevalier sans nom, j’ai choisi comme trame principale, comme fil rouge, Lancelot ou le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes (vers 1170). Mais comme il s’agissait de raconter un personnage, Lancelot, je me suis également appuyé sur le Lancelot en prose (13e siècle), notamment pour narrer les « enfances » du héros.»

 « La matière de Bretagne est une merveille pour les auteurs : on y prend ce qu’on veut (…) Il s’agissait pour moi de m’approprier cette matière. Aussi y ai-je ajouté des épisodes inédits et des développements… Par ailleurs, certains personnages sont, soit transformés, soit inventés de toutes pièces. » 

montellagraal« Lorsque l’on évoque avec les élèves les sources d’inspiration de Christian de Montella, il n’est pas rare qu’ils soient étonnés par la méthode, les élèves allant parfois jusqu’à parler de plagiat. L’intérêt de cette entrée en matière est de leur proposer d’aller vérifier par eux-mêmes si le travail de réécriture est un vrai travail ou une pale copie de l’original » nous explique Daniel Delbrassine. « La deuxième phase consiste à leur propose de comparer un extrait du Lancelot du lac avec l’incipit du tome 1 de la série contemporaine. En leur faisant lire les deux passages, on donne l’occasion aux élèves de lire le texte médiéval tel qu’il est et de le comparer avec le texte contemporain. Et la comparaison est intéressante à plusieurs points de vue : le fait de l’intrigue, la transformation des personnages, la modification de la cadence narrative… Si on ne prend que l’exemple de la cadence narrative, c’est un des moyens les plus efficaces pour leur faire comprendre ce concept littéraire. En effet, il est généralement difficile de leur faire percevoir le sens profond de ce concept issu des théories des narratologues. Cependant, lorsque l’on analyse la séquence de Montella, on ne peut que constater qu’elle est beaucoup plus dynamique et beaucoup plus vive que le texte original. C’est également une belle occasion de leur expliquer que le texte original était fait pour être déclamé et à partir de là, d’entamer une réflexion sur la littérature de transmission orale.  Une autre notion littéraire que l’on aborde avec ce type de récits, et qui, à l’heure d’internet et de ses copiés-collés, a toute son importance, c’est la notion de plagiat. Les notions de copie, d’emprunt, de réécriture sont des notions fondamentales, que ce soit au niveau de la formation littéraire mais aussi de la culture en général. Lorsque l’on étudie ces concepts à la lumière de la Matière de Bretagne, on peut en arriver à la conclusion que ce sont des pratiques qui ont toujours existé et qui ont permis à une certaine tradition d’arriver jusqu’à nous. »

« Le Moyen Age séduit encore beaucoup, et les médiévistes l’ont compris ces dernières années (parce que plusieurs colloques sur le sujet ont été organisés), la littérature pour la jeunesse est un vecteur formidable pour assurer la continuité de la tradition. Nadine Henrard et moi travaillons, depuis plusieurs années maintenant, en étroite collaboration sur la direction de mémoires portant à la fois sur le Moyen Âge et sur la littérature pour la jeunesse. Nous avons, par exemple, suivi le travail d’une étudiante de romanes, Anne Bastin, qui avait travaillé sur les adaptations pour enfants et adolescents de la sulfureuse histoire d’amour de Tristan et Iseut. » 

Travail étonnant qui nous amène à un autre sujet intéressant lorsqu’on observe de près cette littérature pour la jeunesse se déroulant dans un milieu médiéval : la place des femmes.

 

Une liberté contemporaine : la place des femmes et des filles évolue

Fotolia 52226347 XSDans l’étude de Cécile Boulaire, la question des femmes est également évoquée. Selon elle, les récits analysés se situant entre 1945 et 1999, mettent parfois en scène des personnages féminins. Mais parce que le propre des récits sur le Moyen Âge est notamment lié au fait que les manipulations menées à l’intérieur du récit doivent rester suffisamment discrètes pour sembler plausibles, il arrive assez rarement que ces manipulations n’affectent la trame du récit. Ainsi, l’image des femmes du Moyen Âge dans ces récits ne semble pas avoir évolué beaucoup. Selon elle, aucune d’entre elles n’est le héros de l’intrigue, elles sont reléguées au rang de femmes de chevalier. Elles vont parfois pouvoir « se rendre utiles » mais c’est toujours « au service des hommes ». Toujours selon Cécile Boulaire, il faut toutefois nuancer la chose pour les récits plus contemporains : sous la pression constante, ces dernières années, des revendications de genre, les récits de littérature pour la jeunesse mettant en scène une intrigue se déroulant au Moyen Âge ont vu éclore plusieurs héroïnes féminines. Intelligentes et très cultivées (contrairement aux héros préoccupés par le maniement des armes), décidées et rusées, les femmes se font finalement fait une place dans cet univers d’hommes. Malgré cela, et même si le chemin parcouru par la jeune héroïne ressemble d’assez près à celui parcouru par le garçon pour devenir chevalier, dans les récits analysés par Cécile Boulaire, on constate avec une certaine stupeur que les héroïnes accèdent au statut de chevalier en acceptant de rentrer dans le rang et de se marier «  Ce mariage symbolise à la fois le passage à l’âge adulte et le succès du parcours initiatique de la jeune héroïne » 

© nicou2310

 

Lorsque l’on interroge Nadine Henrard sur le sujet,  elle nous explique que  contrairement à ce que pourraient donner à penser les personnages féminins que l’on croise dans la littérature pour la jeunesse, la littérature médiévale traditionnelle ne manque pas de belles « héroïnes » : « Dans les récits épiques, les femmes sont souvent des personnages très forts, elles prennent les affaires en main lorsque les hommes partent au combat, elles participent aux sièges… Dans le Roman d’Alexandre, le héros noue une aventure avec l'entreprenante Candace,  reine des Amazones, ces femmes guerrières issues de l’Antiquité… Les récits arthuriens offrent aussi beaucoup de personnalités intéressantes. Il faut toutefois constater que plusieurs de ces femmes qui sortent du lot ou du rang ne conçoivent pas d'enfant… C'est le cas de Guenièvre, d'Iseut ou de l’épouse de Guillaume d’Orange. Cela en dit long, puisqu'à l'époque, le rôle principal de la femme est d'assurer la descendance. »Fotolia 66399165 XS

 
© Gabriele Rohde
 

Une fois de plus, on en arrive à la conclusion que la littérature moyenâgeuse pour la jeunesse (pour reprendre la terminologie de Boulaire) est principalement inspirée des récits arthuriens et que bien que cette structure fascine, le Moyen Âge n’a pas encore dit son dernier mot en termes d’innovations. Et parce que dans ce « paysage » et cette tradition, tout concorde pour proposer aux lecteurs une structure idéale qui va leur permettre de trouver des réponses à de grands questionnements comme la vie, la mort, l’amour, la souffrance, la violence, le sacré, l’épique, la séparation ; cette époque qu’est le Moyen Âge fictionnel a encore de beaux jours devant elle. 

 

Vincianne d'Anna
Novembre 2014

 

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Vincianne d'Anna est journaliste indépendante, spécialiste de littérature de jeunesse

 

microgrisDaniel Delbrassine est chercheur en littérature de jeunesse à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la littérature pour adolescents.

 

microgrisNadine Henrard ebseigne la Littérature française médiévale et la littérature occitane. Elle appartient au Département de recherches Transitions, sur le Moyen Âge tardif et la première modernité

 

 

 

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