Que devient la narration lorsqu’elle prend place dans un jeu vidéo ?

Les dénonciations des ludologues ont eu l’important mérite de remettre l’interactivité au centre de l’attention et d’enrayer la tendance qui consistait à considérer le jeu vidéo comme une forme dérivée de film ou de livre. Cependant, l’inscription de leurs discours – tout comme de ceux des narratologues – dans un débat a teinté l’ensemble des propos d’une certaine radicalité. Il est vrai que qualifier de narratif un jeu de puzzle tel que Tetris reviendrait à diluer la notion de récit jusqu’à la rendre inopérante (si tout est un récit, alors plus rien ne l’est). Toutefois, il est également excessif de refuser à l’ensemble du jeu vidéo la moindre portée narrative : certains genres vidéoludiques comme le jeu de rôle (la série des Final Fantasy, celle des The Elder Scrolls…), le jeu d’aventure (Myst, Alone in the Dark,…) ou le point-and-click5 (les jeux Maniac Mansion, la série Les Chevaliers de Baphomet…) font d’ailleurs de l’avancée du scénario un des enjeux centraux du gameplay. En outre, les textes et les cinématiques ne sont pas les seuls éléments des jeux capables de véhiculer une histoire : les passages interactifs contribuent, eux aussi, à construire la narration. Ainsi, le fait de vaincre un « boss », dans n’importe quelle œuvre, est une action qui appartient au jeu mais qui comporte tout de même de véritables implications narratives. L’ensemble des paramètres d’une œuvre vidéoludique (les graphismes des personnages, la musique associée à certaines actions, les règles du jeu,…) participent donc, à leur manière, à transmettre une part de l’histoire.

 theelderscrolls baphomet

À gauche :  Dans le jeu de rôle The Elder Scrolls V : Skyrim, le joueur peut évoluer dans un univers riche et détaillé, d'inspiration médiévale-fantastique -  À droite : Les Chevaliers de Baphomet : Les Boucliers de Quetzalcoatl est un point-and-click qui propose au joueur une histoire complexe dans laquelle il doit progresser en résolvant des énigmes
 

L’opposition entre narratologues et ludologues a rapidement laissé place à plus de nuance : nier ou valoriser radicalement le récit vidéoludique n’apparaissent plus, aujourd’hui, comme des options satisfaisantes. Néanmoins, si les polémiques à son sujet se sont quelque peu apaisées, la question de la narration n’en reste pas moins problématique. Cette complexité tient notamment au fait que l’histoire, dans le jeu vidéo, est portée par des éléments très hétérogènes. Ceux-ci peuvent être internes au jeu (l’interface, le gameplay, la position de la caméra,…) ou lui être externes (les livrets qui accompagnaient les anciens jeux, par exemple, contribuaient très largement à faire connaître au joueur l’univers dans lequel il allait s’immerger). De plus, ces éléments disparates ne peuvent contribuer à l’histoire qu’à condition d’être activés et reconnus par le joueur : celui-ci peut, bien souvent, choisir de passer tel dialogue, d’éviter tel affrontement,… ou il peut rencontrer ces éléments sans pourtant saisir leur impact narratif.

starwarsLe jeu de course Star Wars Épisode I : Racer, par exemple, n’est narratif qu’en ce qu’il renvoie au film dont il est adapté à travers quelques-unes de ses composantes (« la forme du tracé des courses, les obstacles proposés, les interventions ponctuelles de concurrents à certains passages du niveau6 »). Dans ce cas, la présence d’un récit dans le jeu dépend donc de la capacité du joueur à reconnaître une histoire qui n’est présente que de manière latente.

 

 Le jeu de course Star Wars Épisode I : Racer
ne construit pas de récit à proprement parler
mais comporte toutefois des éléments ponctuels
qui sont porteurs d’informations narratives
 

Cette dispersion de la narration vidéoludique, ajoutée à son caractère virtuel (l’histoire n’existe que si le joueur la fait exister), fait apparaître la notion traditionnelle de récit comme relativement réductrice. Le jeu vidéo ne se contente pas de représenter une histoire sous la forme d’une suite linéaire d’événements : il insère la narration dans une série d’éléments, dispersés à plusieurs niveaux de l’œuvre, qui peuvent être ou non activés par le joueur.

Pour ne pas occulter la pluridimensionnalité des histoires dans le jeu vidéo, nous proposons la solution suivante : délaisser la notion de récit pour lui préférer celle d’univers fictionnel. Celle-ci a non seulement l’avantage d’englober tous les éléments qui nourrissent la narration en dehors des seuls textes et cinématiques, mais aussi celui d’être ouverte aux développements narratifs externes au jeu, réalisés sur d’autres médias. Une telle ouverture encourage, par exemple, à ne pas limiter l’histoire d’un jeu comme Resident Evil7 à ce qui en est livré dans un seul opus, mais à envisager le rôle joué par les adaptations ou prolongements de l’œuvre dans la construction de son univers.

C’est donc sur la base de ce cadrage théorique, et à travers la nouvelle perspective offerte par le concept d’« univers », que l’ouvrage Narration et jeu vidéo se propose d’« explorer » diverses fictions vidéoludiques et de mettre au jour les différents éléments qui y jouent un rôle narratif. Comment les objets, les décors, les sons, l’interface ou encore le gameplay participent-ils à construire un univers ? Que devient la narration lorsqu’elle est portée par de tels composants ? C’est notamment à ces questions que l’ouvrage tente de répondre.

 

Fanny Barnabé
Novembre 2014

 

 crayongris2Fanny Barnabé est chercheuse au service de sociologie de la littérature. Ses recherches doctorales portent sur la narrativité des univers fictionnels et la réappropriation des univers fictionnels par le lecteur.

 

 

Voir aussi Quand la recherche scientifique s'intéresse à la culture populaire
et le DOSSIER/Les jeux vidéo

 



Ce texte reprend en bonne partie l’article « Les jeux vidéo nous racontent-ils des histoires ? », qui paraîtra en décembre 2014 dans un recueil publié par le Centre d’Action Laïque de Charleroi à l’occasion de la Quinzaine des médias de 2013 : « Les jeux vidéo, entre culture et divertissement ».
 

5 Sous-genre du jeu d’aventure où toute l’interaction repose sur l’utilisation de la souris (déplacer l’avatar ou utiliser les objets se fait en cliquant sur ces éléments).
8 Voir, à ce sujet, l’analyse de Genvo (Sébastien), « Transmédialité de la narration vidéoludique : quels outils d’analyse ? », dans Compar(a)ison, n°2, 2002, pp. 103-112 [en ligne]. URL : http://www.ludologique.com/publis/types_de_narration.html (consulté le 21/10/2014).
9 Il s’agit d’une série de jeux appartenant au genre du survival horror : ces œuvres prennent place dans un monde hostile et angoissant et mettent en scène un avatar qui dispose de moyens de défense extrêmement réduits.

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