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Selfie : #moi, #moi-même et le musée

09 septembre 2014
Selfie : #moi, #moi-même et le musée

Désormais inscrit au panthéon linguistique qu’est le Robert, le terme « selfie » s’est imposé dans nos quotidiens, tout comme la pratique qu’il désigne. Au cours des derniers mois, cette forme d’autoportrait numérique a fréquemment envahi la sphère culturelle, et plus particulièrement les musées. Qu’il soit pris en douce ou qu’il s’expose, le selfie est devenu non seulement un outil de promotion, mais également un moyen pour les institutions muséales de nouer un dialogue avec leurs visiteurs. Dissection d’une tendance avec Mélanie Cornélis, doctorante en muséologie à l’Université de Liège.

 

Définition(s) : de l’autoportrait au selfie

VanGoghLe dictionnaire définit le selfie (contraction de self-portrait en anglais) comme un « autoportrait numérique, généralement pris avec un smartphone et publié sur les réseaux sociaux ». Si la terminologie ne s’est largement diffusée que récemment, la pratique s’inscrit dans un contexte culturel plus ancien : l’art du portrait, et spécifiquement de l’autoportrait. Dans la tradition picturale, en sculpture, ou encore en photographie, le portrait revêt plusieurs fonctions, dont celle d’appuyer une autorité – qu’il s’agisse de peintures de souverains, d’aristocrates, d’ecclésiastiques, ou encore de photographies officielles d’hommes d’État. Depuis la Renaissance, d’innombrables artistes se sont également prêtés au jeu, de Dürer à Rembrandt et de Van Gogh à Schiele.

Si le selfie semble s’imposer comme un descendant de cette pratique, il présente néanmoins quelques différences essentielles avec l’autoportrait « classique » : l’accessibilité, le format, et les modes de diffusion. En effet, avec la démocratisation des smartphones, le portrait numérique est à la portée de tous les détenteurs de cette technologie. Et le développement croissant des réseaux sociaux – et des applications qui en découlent – contribue à renforcer cette culture de l’image : du profil Facebook au fil Instagram, en passant par les courtes vidéos de Vine, les hashtags #selfie ou #me sont légion.

 

Lorsque « je » me mets en scène au musée...

Cette mode du selfie a très rapidement connu des variantes : à la simple représentation de soi peuvent s’ajouter un cadrage précis (par exemple sur les jambes, avec le legsie) ou des circonstances particulières... Comme la visite d’un musée.

En mars 2014, la presse internationale a largement relayé l’histoire de cet étudiant qui, voulant prendre un selfie devant une statue à l’Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan, en avait brisé la jambe. Si le Satyre saoul était heureusement une copie du 19e siècle, destinée à la restauration, la large diffusion dont a bénéficié ce fait divers témoigne de l’importance de cette tendance et des questions qu’elle soulève.

milan

ShakiraDans le monde culturel, et notamment muséal, le selfie est loin d’être un acte anodin, comme en témoigne l’exemple ambivalent du musée d’Orsay. Alors que l'institution parisienne interdit de photographier ou de filmer entre ses murs, de nombreux visiteurs transgressent cette règle : dégainant leur téléphone portable, ils immortalisent leur venue, parfois en posant dans les œuvres. De simple souvenir digital, le selfie devient alors un acte clandestin, dont les réseaux sociaux se font le relais. Si le cas du musée d’Orsay a valeur d’exemple, c’est parce qu’un de leurs meilleurs coups publicitaires de ces dernières années repose sur... une photographie. Figurant la chanteuse Shakira, avec pour toile de fond l’incontournable Olympia de Manet, cette image a été diffusée auprès de millions de fans sur Facebook et a déjà récolté près de 250 000 « j’aime » lorsque le musée réagit. « Une situation paradoxale », comme le souligne Mélanie Cornélis, car la page officielle d’Orsay a dû remercier la célébrité colombienne « pour cette publicité planétaire inattendue... même si les photos sont interdites dans les salles d’Orsay ». Et cette réaction a suscité l’indignation du public lambda, qui s’insurge contre cette différence de traitement et fustige l’interdit photographique...

Cet événement singulier atteste d’une réalité plus large, où le selfie devient un mode d’appropriation des expositions, qu’elles soient artistiques ou scientifiques. Plus encore, que le visiteur pose devant la Joconde au Louvre ou devant la Géode de la Cité des Sciences, cet autoportrait numérique est également le potentiel lieu d’un dialogue avec l’institution muséale.

 

joconde

 

Spécialiste de la mise en culture des sciences par les musées, et tout particulièrement des outils fournis par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, Mélanie Cornélis revient sur les questions que cette tendance soulève : « Le selfie n’est qu’une catégorie au sein d’un ensemble plus vaste, qui regroupe les photographies prises par les visiteurs dans les musées. Cette pratique, qui suscite la polémique dans certains musées (et notamment les musées nationaux en France où la photographie est interdite), est majoritairement le fait d’un public jeune, notamment adolescent. Pour ce public, qui globalement est peu friand de musées, le selfie permet de s’approprier l’exposition qu’il visite en usant des codes qui sont les siens. Se montrer au musée, que son contenu ait retenu leur attention ou pas, témoigne d’un positionnement symbolique au sein de la société. »

 

... et que le musée « me » met en scène

 

anonymeMET NoaZahaviMET AnonymeAberdeen
Selfies anonymes, MET New York (2 premiers), Université d'Aberdeen (dernier). Photos DR.

 

museumselfieConscients des possibilités d’interaction avec le public qu’offre le selfie, certains musées tentent de les exploiter en tant qu’outil de communication. Les visiteurs sont ainsi invités à se prendre en photo au cœur des collections, et les clichés sont ensuite diffusés par l’institution elle-même : le NCMA (North Carolina Museum of Art), par exemple, dédie un espace sur Pinterest aux selfies qui tirent parti de son architecture moderne et miroitante. Cette volonté de promotion – et de dépoussiérage de l’image traditionnelle du musée – se reflète aussi dans l’initiative « Museum Selfie Day ». Mise en place le 22 janvier dernier par le collectif Culture Themes, cette journée incitait les internautes à diffuser sur Twitter des clichés de leurs pérégrinations muséales, anciennes ou récentes, sous le hashtag #MuseumSelfie.

Un selfie original, pris au MET de New York
lors du Museum Selfie Day

 

Approfondissant encore cette démarche, quelques institutions vont jusqu’à inclure le selfie dans leur scénographie, comme le Grand Palais lors de Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art. Accessible en 2013, cette exposition d’art contemporain proposait, par le biais d’une application spécifique, une expérience participative : le visiteur pouvait, pour une sélection d’œuvres donnée, y associer sa contribution sous forme de photographies ou de vidéos. En fin d’exposition, un mur d’images exposait les différentes interactions, parmi lesquelles se glissaient de nombreux selfies.

 

KennardAu-delà de la prise en compte du selfie dans les stratégies marketing du secteur culturel se pose également la question de l’autoportrait numérique comme objet exposable et exposé. Lors de la Biennale d’art contemporain de Lyon en 2013, il a constitué le socle d’une performance artistique singulière, Disembodied selfie : au fur et à mesure de ses déambulations parmi les œuvres de la Biennale, un homme immortalisait frénétiquement son effeuillage progressif. Chorégraphiée par l’artiste Xavier Cha, cette œuvre vivante n’est pas la seule réflexion développée par la sphère artistique sur le selfie. La même année, Londres a accueilli, à l’occasion de la Moving Image Contemporary Art Fair, l’exposition National Selfie Portrait Gallery : une vingtaine d’artistes y présentaient de courtes vidéos centrées sur la thématique du selfie, l’inscrivant dans la lignée de l’autoportrait en peinture.

Ainsi, cet acte a priori banal est revendiqué par certains, sinon comme une démarche artistique à part entière, à tout le moins comme un geste à interroger. En 2005, les artistes contestataires Peter Kennard et Cat Phillips créent Photo Op, un photomontage de Tony Blair prenant un selfie devant un champ pétrolifère irakien en feu. Créant rapidement la polémique, ce détournement de l’autoportrait digital est récupéré l’an dernier par l’Imperial War Museum de Manchester, dans le cadre d’une exposition sur la photographie de guerre – récupération qui assure par la même occasion une belle couverture médiatique à l’événement.

Copie écran du site New Statesman
 

Qu’il soit considéré comme un outil de promotion, une mise en scène de soi ou encore comme une œuvre d’art, le selfie s’affiche aujourd’hui résolument dans le monde culturel. Où il ne fait pas forcément l’unanimité. Certes, ces autoportraits satisfont dans certains cas la volonté des musées d’interagir avec le public et de rajeunir leur image. Mais comme le souligne Mélanie Cornélis, ils soulèvent aussi des questions quant à leur lien réel avec les collections : le selfie est-il vraiment le lieu d’un dialogue entre le visiteur et le contenu muséal, ou l’expérience s’efface-t-elle au profit de la médiatisation du « moi » ?  

 

 

Julie Delbouille
Août 2014

 

 

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Julie Delbouille est journaliste indépendante, diplômée en Histoire de l'art et en Médiation culturelle.

 

microgrisMélanie Cornélis est muséologue. Ses recherches doctorales portent sur la  « mise en culture des sciences » par les musées wallons. Actuellement, ses travaux concernent notamment les études de publics à la Maison de la Science ULg.

 


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