La « langue qui goûte ». Manger marocain(s) en Italie

La cuisine, quand on vit à l’étranger, c’est la dernière chose qui nous reste
Avec la langue maternelle. Il y a la langue qui parle et la langue qui goûte.
L’accent peut changer, les recettes peuvent s’adapter,  mais la parole et la nourriture
sont les ultimes possessions dont on ne  pourra jamais se défaire.
Fatéma Hal, Les saveurs et les gestes, 1995 : 211

   

On est ce qu’on mange, où qu’on soit. Et c’est encore à travers le goût qu’on rencontre l’Autre : on le mange, pour le connaître ou pour le contrôler ; on se fait manger, pour raconter de soi ou pour satisfaire les discours autour de l’intégration. Cet article est un voyage à travers les pratiques et les saveurs propres d’un savoir culinaire partagé et mobile. Savoir acteur du domaine public, en tant que lieu de dialogue avec la diversité.

pain

Bâhirah et le pain marocain

Bâhirah est une jeune femme de trente-trois ans, originaire de Oujda au Maroc, elle vit à Sesto San Giovanni, en province de Milan, depuis 1998. Suivant le langage anthropologique, Bâhirah est l’informatrice privilégiée de ma recherche, la femme qui a accepté de m’accompagner dans mon aventure doctorale parmi les saveurs et les savoirs marocains en Italie. Pendant notre première rencontre, en septembre 2010, on commence à parler d’elle, de sa migration, de sa quotidienneté actuelle, de sa cuisine. Quand, quelques mois plus tard, j’écoute l’enregistrement audio de cette première interview, je remarque que c’est le pain, le premier aliment dont Bâhirah me parle. Khubz, le terme plus général pour nommer le pain en langue arabe, signifie « celui qui enlève la faim » (Guardi, 2010 : 185).

gsaa Le pain est vraisemblablement le premier de ces aliments qui font des pratiques culinaires des migrantes marocaines un savoir partagé, bien que constamment renégocié. Bâhirah, tout comme toutes les autres femmes qui ont donné vie à ma recherche, le prépare chaque jour, en mélangeant et en travaillant les ingrédients à l’intérieur d’un gsa’a, une grande et épaisse assiette en terre cuite par rapport à laquelle elle me dit : « Il n’y a pas de maison marocaine qui n’[en] a pas deux, trois… ».

« […] ici je mets la farine, la levure, le sel, le sucre, l’eau, puis je commence à bien mélanger avec les mains, comme ça, tu sais comment on fait au Maroc? [Elle me montre les deux poings fermés, la main droite serre le pouce de la main gauche, ensemble elles tournent vers l’avant en dessinant un demi-cercle, puis elles reviennent à la position du départ]. Puis tu fais lever la pâte la première fois ; moi, je la fais vraiment molle, avec des bulles à l’intérieur. […] Ensuite je la prends, je la travaille sur une nappe avec de la farine, puis je l’aplatis, la forme doit être ronde. Puis je la laisse lever une autre fois, je laisse le four réchauffer, je fais un trou au milieu, ou bien des trous avec la fourchette.»

tajineLe pain est un élément très important dans l’alimentation marocaine, à l’intérieur tout comme à l’extérieur des frontières nationales. Il est généralement présent à chaque repas et accompagne inévitablement certains plats comme le tajine. C’est en effet avec le pain que les convives puisent dans l’assiette où ces ragoûts de viande et légumes sont servis, une seule assiette déposée au milieu de la table. Le pain fait maison est, selon les femmes interviewées, un aliment traditionnel, authentique, nourrissant et bon ; il permet un partage total du repas à l’intérieur de la famille et il unit les migrantes marocaines grâce à une pratique commune qui participe de leur même mobilité.

Un tajine de poulet, préparé par Bâhirah

 

 

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