Quelques lectures d’été... avec Marguerite Duras

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On lira avec plaisir aussi, pour retrouver les positions idéologiques de Duras, déjà nettement affirmées dans Le Camion (« Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique » et dans Détruire, dit-elle), les chroniques écrites pour Libération pendant l’été 80, et reprises ensuite par les éditions de Minuit sous ce titre.  On y frémit devant le déchirement à devoir abandonner les illusions du rêve communiste, lorsqu’on se rappelle que Duras fut une ardente militante du PCF après la guerre et pendant une dizaine d’années. L’Été 80, c’est une rêverie sur les plages encombrées de touristes et se cachant de la pluie à Trouville, des descriptions infiniment belles de la mer  et des sables, l’expression d’une solitude personnelle immense, et la violence devant ce que les médias rapportent cet été-là : les désastres, la famine en Afrique et la révolte du chantier naval de Gdansk en Pologne, révolte qui lui rend l’espoir en une « autre » solidarité possible. Tantôt écrits de haine contre les divers régimes qui ont aliéné les hommes du 20e siècle, tantôt « fictionnement » à propos d’une monitrice et d’un enfant sur la plage, que Duras va imaginer vivant une histoire de passion impossible, L’Été 80 fait s’enchevêtrer érotique douce et passion politique, renvoyées au même néant.

 

Enfin, et pour quitter définitivement peut-être les idées reçues, deux livres choquants, à des titres divers :

douleurhommeassisLa Douleur (1985) qui rassemble divers récits liés à la période de la seconde guerre mondiale, et qui est autobiographique. La première nouvelle raconte l’angoisse mortelle d’une jeune femme, Duras, dont le mari, Robert Antelme, a été déporté à Ravensbrück pour faits de résistance. Le récit débute lorsque la guerre est finie : les déportés reviennent parfois, tandis que le monde est inondé des photos des charniers découverts par les Alliés à l’ouverture des camps. Duras veut cependant espérer. Elle restitue son attente affolée, ses moments de découragement, puis d’espérance, dans lesquels elle devient littéralement folle de terreur. Robert, son mari, revient finalement à Paris : il ressemble à un mort -vivant : il ne pèse plus que 38 kgs pour une taille de 1m90. Le récit qui suivra le retour est quasi médical : Duras y raconte avec minutie et phrases brèves le combat mené pour qu’il ne meure pas de faim, pour qu’il ne meure pas non plus d’ingestion trop rapide de nourriture. Elle relate aussi toute l’intimité physique de Robert, devenu « inhumain », dans des descriptions d’un corps qui se vide jusqu’à l’obscène. Il s’agit là d’un témoignage, non pas sur la déportation elle-même (comme chez Antelme dans L’Espèce humaine ou comme chez Primo Levi dans Si c’est un homme),  mais bien du témoignage de quelqu’un qui a vu l’après de la déportation et la souffrance de ceux qui en revinrent, les rescapés de cet effroyable naufrage, les «  Lazare » dont parlait Jean Cayrol.

Dans une œuvre souvent considérée comme préoccupée surtout d’amour sublime, on s’étonnera aussi de la publication, en 1980, d’un livre érotique d’une vingtaine de pages, L’Homme assis dans le couloir. Il s’agit d’un texte décontextualisé, sans nomination pour l’homme et la femme qui y sont mis en scène et qui se livrent à des gestes sexuels assez bruts (voyeurisme, fellation). Ce qui peut intriguer, voire choquer, ici, est l’utilisation d’un langage très cru, ainsi que le souhait qu’exprime la partenaire féminine d’être frappée par son amant, le plus violemment possible afin de mourir sous ses coups (ce qui semble advenir à la fin de la nouvelle). Les scènes érotiques sont constamment enveloppées de descriptions des ciels, d’un chromatisme très doux : yeux bleus, yeux verts, couleur violette, brume qui adoucit le propos ou en fait davantage encore ressortir la violence.
Texte décrié par les féministes d’hier et d’aujourd’hui (dont Duras partageait les luttes),  ce petit livre érotique continue à poser question : la sexualité féminine est-elle cela aussi selon Duras ? Y aurait-il jouissance érotique à être ainsi frappée ? L’écrivain osera ce propos « Une femme qui n’a pas connu ce désir est comme une infirme dans sa sexualité. »

 

theatreoutsideturineviematerielleIl faudrait sans doute aussi relire le théâtre de Duras, surtout celui où elle est inattendue, comme dans Le Shaga, où elle se montre drôle, proche d’un non-sens à la manière d’un Tardieu ou d’un Ionesco. Il conviendrait de revoir ses films (disponibles en DVD), de relire ses interviews et ses livres d’entretiens (Outside, La Vie Matérielle, Les lieux de Marguerite Duras), de réécouter ses interviews d’enfants, de prisonniers, de carmélites et de prostituées reprises dans les coffrets audio publiés par Jean-Marc Turine et intitulés Le Ravissement de la parole… 

Tout cela nous permettrait d’approcher moins mal tout ce travail de romancière, de scénariste, de réalisatrice, de journaliste, d’écrivain de théâtre, que fut Duras pendant plus de cinquante ans.

Dans la constance  et dans une éblouissante diversité, mais cela est une autre histoire…

 

 Danielle Bajomée
Juin 2014

 

 

 

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Danielle Bajomée a enseigné la littérature française des 19e et 20e siècles à l'ULg. Elle a organisé (avec Ralph Heyndels), en 1983, le 1er colloque Duras en Europe : intitulé Écrire, dit-elle (ULg-ULB), et publié aux Éd. de l'Université de Bruxelles en 1985.  Outre de nombreuses participations à des colloques et à des collectifs consacrés à Duras, elle a aussi publié, en 1999, une nouvelle version de son livre Duras ou la Douleur, Bruxelles/Paris, De Boeck-Éd. universitaires.
 
 

 

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