Quelques lectures d’été... avec Marguerite Duras

pleadeDepuis ce mois d’avril 2014, la France et la francophonie littéraires fêtent le  centenaire de la naissance de Marguerite Duras, écrivain consacré depuis longtemps déjà, et connu du grand public depuis le Goncourt décerné à L’Amant, en 1984. Cette année de commémorations diverses a vu publiés les deux derniers volumes des Oeuvres Complètes de l’auteur en Pléiade (quatre volumes en tout , plus un album), ainsi que de nombreuses rééditions critiques, parfois sous des couvertures trompeusement nouvelles… Quelques grandes rencontres scientifiques viennent aussi couronner cette année d’exception : ainsi, les récentes rencontres de Duras (dans le village de Duras en Lot-et-Garonne, village qui a fourni à Marguerite Donnadieu son pseudonyme), qui eurent lieu du  28 mai au 1er juin , ainsi encore, et pour ne citer que le plus important, le colloque de Cerisy-la–Salle en Normandie (du 16 au 23 août) qui verra se retrouver, cet été,  des chercheurs du monde entier et de la « Durasie ».
On croit savoir tout de cette auteur tellement médiatisée, tellement adulée ou rejetée sans phrases; on est proche de la saturation aussi, si l’on se consacre un tant soit peu à la lecture des magazines et des suppléments littéraires de nos journaux …
Télérama
vient ainsi de livrer, à son tour, après bien d’autres, un « dossier Duras » agrémenté de photos…
Pour se nettoyer l’esprit de tout ce vacarme fait autour de sa personne, il n’est pas inutile de reconsidérer l’ŒUVRE de Duras et de relire quelques « fondamentaux »parmi la septantaine de textes qu’elle a laissés, les (re)lire sur les plages de l’Atlantique que Duras aimait tant, ou ailleurs… en oubliant la petite vieille dame qu’elle était devenue à la fin de sa vie, en oubliant toute sa légende, noire ou dorée, et son « hypnotisme », comme disait Sollers. En faisant l’impasse sur la dépression qui habite toute l’œuvre et qui colore une manière de lire l’amour en des termes toujours-déjà idéalisés, donc invivable.

 

hiroshimaComment ne pas recommander la (re)lecture d’Hiroshima mon amour, un vrai livre, même s’il est constitué du scénario et des dialogues réalisés pour le film d’Alain Resnais (1960), dont ils semblent inséparables. La tentation d’une prose poétique y est déjà patente, comme le manifestent ces passages (« Je te rencontre. Je me souviens de toi. Qui es-tu ? Tu me tues, tu me fais du bien. […] Dévore-moi. Déforme-moi jusqu’à la laideur.… »). Histoire de passion, comme dans presque tous les écrits de l’auteur : une jeune Française est  venue tourner un film sur la paix à Hiroshima : elle a vécu une jeunesse sous l’Occupation, a aimé d’amour absolu un jeune soldat allemand assassiné à la fin de la guerre, au moment de la débâcle, et a été atteinte d’une telle douleur qu’elle en est devenue momentanément folle. 14 ans plus tard, elle se retrouve envahie par un sentiment extraordinaire de passion revécue. Elle s’était mariée, semblait tranquillement heureuse. Mais là, elle s’est laissé « draguer » par un jeune Japonais : ils passent deux jours et deux nuits ensemble à redécouvrir les pouvoirs de l’amour fou et…impossible. Le texte dit cela : le savoir qu’a cette jeune femme sur la brûlure – et l’inanité –  d’un sentiment qui ne peut durer, puisqu’elle n’est pas morte d’amour quand son premier amant lui a été enlevé à Nevers. Le texte dit aussi son besoin d’éterniser l’amour en ne le vivant pas « platement ». Comme l’écrit Duras, elle est « amoureuse de l’amour même». La forme hybride du texte (synopsis, dialogues, didascalies) permet de répéter gestes et propos qui deviendront la constellation imaginaire de cet univers : la folie, les affects passionnés, une utilisation des schèmes romantiques ou mélo de « l’amour à mort »,  transformés par le besoin d’absolu.

moderatocantabileModerato Cantabile (1958) avait déjà, deux ans plus tôt, mis en scène un couple improbable : une jeune bourgeoise, Anne Desbarèdes, et un ouvrier, Chauvin. Dans une ville de province, Anne fait donner des leçons de piano à son petit garçon. Un jour où elle l’accompagne, elle entend des cris, et voit depuis la fenêtre, dans le café en face, un homme allongé sur une femme morte, et qui sanglote, éperdu d’amour. Anne n’aura de cesse de reconstituer, dans des conversations avec Chauvin, ce qui a pu se passer là, et la folie qui s’est emparée de ces deux amants, folie qu’elle envie, elle qui vit si tranquillement. Parler cet amour qui était celui des autres sera leur seule relation, comme s’ils vivaient la passion qui les attire l’un vers l’autre, par personnes interposées.

navirenightLe Navire Night (1978) reprend, lui aussi, le thème de la passion. Il est explicitement une sorte de réécriture oblique du mythe d’Orphée. Un jeune homme préposé à de la téléphonie nocturne (du style SOS suicides) reçoit un soir l’appel d’une jeune femme qui se dit gravement malade. Ils se parlent, se font progressivement des confidences, s’appellent sans cesse. Ils s’éprennent passionnément l’un de l’autre. Elle, la jeune femme qui ne sera jamais nommée, lui dit qu’il ne sera pas possible qu’ils se voient : elle est surveillée, trop faible pour se déplacer. Ils se rêvent l’un l’autre au téléphone et se désirent dans des discours qui leur font atteindre un « orgasme noir ». Un jour, la jeune femme lui fait parvenir des photographies d’elle : il ne peut la reconnaître et renvoie les images, de crainte que les photographies tuent son désir d’elle. Elle prétendra que ces photos ne la représentent pas et l’histoire d’amour aveugle reprend, sans possible avenir que celui de ne pas se quitter et de continuer à s’aimer par la voix, sans incarnation aucune. En quelque sorte ici, la « corporisation » des amants interdirait la pureté et l’intensité de l’amour-passion.

Avec India Song (1975, dont Duras fit un film), l’intrigue se situe au temps des colonies, aux Indes. Anne-Marie Stretter est l’épouse du consul de France à Calcutta. Elle est très belle, considérée comme involontaire porteuse de mort, car un jeune homme s’est suicidé pour elle. Elle mène une vie étrange, faite de lectures, de parties de tennis et de soirées mondaines. Elle vit librement, prend des amants, mais porte une souffrance permanente : celle du malheur de l’Inde où elle se sent exilée, elle qui venait de Venise. La lèpre, la faim, la misère qui l’entourent ont aggravé un désespoir qui la définissait déjà. Un soir, lors d’un bal, le vice-consul de France à Lahore – celui dont on dit qu’il souffre tellement de l’injustice de l’Asie qu’il tire sur les mendiants pour les délivrer de cette vie – demande à Anne-Marie qui ne l’aime pas, mais dont il est profondément amoureux, s’il peut au moins créer un lien public entre elle et lui. Elle y consent : il hurlera comme une bête dans la nuit « Je veux rester avec elle », choquant la bonne société des ambassades, avant d’être chassé pour toujours. Anne-Marie, elle, ira, beaucoup plus tard, se suicider doucement dans la mer.

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