Coup de projecteur sur le polar français

Polars, romans policiers, romans noirs, thrillers: des mots différents pour qualifier des livres souvent réunis sous le même étendard du suspense. Bref panorama du genre en langue française.

Le polar, c’est la face complexe, sombre, noire, désenchantée du roman policier, loin du roman à énigmes, type Agatha Christie. Même si les deux termes sont souvent confondus, il n’est pas non plus tout à fait assimilable au thriller qui joue davantage sur le stress, la tension, l’angoisse, sur la psychologie du tueur et où il n’y a pas forcément d’enquête ni de policiers, «Pour moi, c’est un peu une manière de voir la littérature, une attitude au même titre que le rock ou le marxisme, déclare Patrick Raynal, directeur de la Série Noire entre 1991 et 2004 puis de Fayard Noir jusqu’en 2009, et lui-même auteur. Il représente une façon de résister. Il met généralement en scène une enquête, un délit quelconque, ce qui n’est pas forcément le cas du roman noir qui se caractérise par un angle de vue porté sur le monde. Tous les polars sont des romans noirs, pas l’inverse.» Ancré dans la réalité, dont il tente de décrypter et dévoiler les rouages, travaillant à partir de fait divers ou d’«affaires», ce genre possède une dimension sociale et politique et traduit un mal-être, l’inadéquation de l’homme à la société qui lui est proposée.

ManchettevautrindemouzonADGsiniacfajardieEnfant de Mai 68, le polar français est donc d’abord un lieu de contestation et de résistance. Aux Simenon, Malet, Amila, Japrisot, Exbrayat, San Antonio, Boileau-Narcejac, qui faisaient depuis des décennies les beaux jours du genre policier en France, aux Le Breton, Giovanni, Simonin et autres peintres du milieu des truands qu’ils connaissaient bien, ont succédé, au début des années 70, des jeunes gens prêts à en découdre, par l’écriture, avec une société qu’ils rejetaient. Jean-Patrick Manchette, ancien militant communiste, et, à l’autre bord, ADG, journaliste au quotidien d’extrême-droite Minute, ou encore Jean Vautrin, Frédéric Fajardie, Alain Demouzon et leur aîné Pierre Siniac allaient ainsi jeter les bases du néopolar.

 

delteilbenacquistaIls sont bientôt suivis par une cohorte d’auteurs qui donneront au genre ses lettres de noblesse, les Daeninckx, Jonquet, Benacquista, Izzo, Villard, Quint, Pouy, Delteil, van Oppel, Prudon, Garnier ou Raynal. «Nous sommes tous les enfants des grands romanciers américains des années 30-40 qui décrivaient une Amérique en crise», explique Raynal. Effectivement, tous rendent compte des problèmes et bouleversements de la société française.

Daeninckx pouy«Je ne sais si mes livres sont engagés, réfléchit Didier Daeninckx, mais j’espère que reste perceptible dans mes mots la colère qui me saisit en passant devant les files mornes des Restaurants du Cœur. Ce sont les miens qui piétinent.» Ancien ouvrier typographe, cet ex-militant communiste est venu assez tard au polar, par le biais d’un brûlot, Meurtres pour mémoire, dénonçant la responsabilité du préfet Maurice Papon dans le massacre des Algériens lors de la manifestation parisienne du 17 octobre 1961. Convaincu qu’«en oubliant le passé, on se condamne à le revivre», il mène, et pas seulement dans des livres comme Nazis dans le métro ou Éthique en toc, un inlassable combat contre les «rouges-bruns» (alliances entre ancien communistes et néo-fascistes) et les négationnistes.

«Les auteurs de polars avait pour objet de dresser un état des lieux du monde dans lequel ils vivaient», confie de son côté Jean-Bernard Pouy. Ce n’est donc pas un hasard si c’est dans la foulée des fameuses grèves de décembre 95 à Paris qu’il a imaginé le personnage du Poulpe avec l’intention de faire de la vraie littérature populaire de gauche, une sorte d’anti-SAS, «de l’agit-prop sous forme de roman». Gabriel Lecouvreur, alias Le Poulpe (à cause des pulp fiction, les romans de gare américains), né le 22 mars 1960, est le héros d’une collection dont les volumes sont signés par autant de plumes différentes, qu’elles soient confirmées ou débutantes.

À cette génération post-soixante-huitarde, a succédé une nouvelle nourrie d’autres références. Patrick Pécherot, Gilles Bornais, Cédric Fabre, Thierry Crifo, DOA, Serge Quadruppani, Pascal Dessaint,  Hervé Le Corre, Philippe Delepierre, Antoine Chainas, Caryl Férey et d’autres, comme l’Algérien Yasmina Khadra et le Malien Moussa Konate, ou encore une poignée de Belges (Patrick Delperdange, Xavier Hanotte, Pieter Aspe), soit portent un même regard critique et désenchanté sur le présent, ancrant leurs intrigues dans un monde en crise dont ils dénoncent les dérives et dysfonctionnements, qu’ils soient politiques, sociaux, économiques ou moraux, soit, au contraire, préfèrent mettre en scène des enquêtes plus traditionnelles, moins socialement engagées.

Fabrechainaslecorreaspekhadrafereyquadruppani

«Même s’ils sont plus ou moins engagés politiquement, ces auteurs ont besoin de dire quelque chose du monde», constate Raynal qui en avait accueilli plusieurs dans la Série Noire. «Par nature, le roman noir est engagé», affirme Pécherot dont les deux premières livres, Tiuraï et Terminus nuit, parlent respectivement des essais nucléaires en Polynésie et des attentats islamistes à Paris. «Pour autant, engagé ne veut pas dire militant. La littérature militante cherche à convertir, c’est épouvantable.» «Je crois encore au courage des gens, et si je raconte des lâchetés au quotidien, des mondes gris, c’est d’avantage une mise en garde», commente Cédric Fabre dont le premier livre, La Commune des Minots, était bâti autour de la mythologie des barricades et des drapeaux rouges et noirs.

Doa-citoyensNé en 1968, DOA est l’une des personnalités les plus marquantes de cette génération. Dans son troisième roman, Citoyens clandestins (2007, Folio policier), il dévoilait, sur sept cents pages, le milieu particulièrement inquiétant de services secrets. «J’ai toujours trouvé que la littérature noire française avait une vision très caricaturale de l’espionnage français, avance-t-il. Je voulais montrer les coulisses du pouvoir. Pris séparément, tous les éléments sont vrais, ensemble ils sont plausibles. J’ai par exemple découvert que les deux services français, la DGSE et la DRM, n’étant pas inféodés aux mêmes pouvoirs politiques, pouvaient entrer en concurrence. Et je me suis demandé comment ils réagiraient s’ils voyaient des gens qu’ils ont l’habitude de suivre remonter morts à la surface.»

vargasaubertTabachnikastierLa véritable nouveauté de cette génération est la forte présence féminine. Chantal Pelletier, Pascale Fonteneau, Maud Tabachnik, Fred Vargas, Christine Adamo, Sylvie Granotier, Brigitte Aubert, Danielle Thiéry, Dominique Sylvain, Catherine Fradier, Michèle Rozenfarb, Nadine Monfils, Ingrid Astier, Sandrine Collette, ou Dominique Manotti sont parvenues à imposer leur voix, souvent très sombres, au sein d’un univers longtemps largement masculin.

fonteneau«J’ai lu énormément de Séries noires, raconte Pascale Fonteneau, Française installée depuis longtemps à Bruxelles. Les auteurs de cette collection ont un point de vue sur le monde, ils n’écrivent pas pour faire de belles phrases mais pour raconter des histoires qui pourraient être vraies dans le monde d’aujourd’hui. Il est normal que ce que j’écris se fonde dans ce type de littérature. L’angle qui m’intéresse, c’est la vie, mettre en scène des gens qui nous ressemblent, à qui il arrive des choses, extraordinaires ou pas, et raconter l’enchaînement des conséquences. Je casse la trajectoire d’une ligne droite et sereine de la naissance à la mort. J’écris sur le fait que cela se passe rarement ainsi, que des éléments poussent la vie dans une autre direction.»

bussi-avionDepuis quelques années, dans tous les pays, la mode est au thriller, masculin ou féminin, parfois ésotérique, où la tension l’emporte sur la dimension critique ou sociale. Ces lemaitreprincipaux représentants se nomment Franck Thilliez, Maxime Chattam, Jean-Christophe Grangé, Henri Loevenbruck, Thierry Cohen, Bernard Minier, Gilles Haumont, Michel Bussi, Jérôme Bucy, Guillaume Musso, Thierry Serfaty, René Manzor, Pierre Lemaître, Romain Slocombe ou les Belges Véronique Biefnot et Barbara Abel. «Je ne suis pas particulièrement fan d’enquêtes policières, explique cette dernière. C’est surtout créer une tension entre les personnages qui m’intéresse. Mes livres restent assez ludiques, psychologiquement noirs, mais pas socialement, je ne décris pas une crise sociale par exemple. J’essaie de surprendre le lecteur, pas de le déprimer. Ce sont de bons bouquins à prendre en vacances, je crois.»

 

 

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