Daša DRNDIĆ, Sonnenschein

DrndicTrieste est surtout connue pour le haut degré de civilisation que cette ville, située aux confins des trois grandes cultures européennes (latine, germanique, slave), a atteint à la fin du XIXe siècle et au début du siècle dernier : de grands écrivains du cru (Svevo, Saba), de célèbres exilés (Rilke, Joyce), un esprit d’avant-garde à l’égard de nouvelles disciplines, telles que la psychanalyse, ont contribué à ce renom mérité. Quoique aujourd’hui quelque peu assoupi sur ces glorieux lauriers fanés, l’esprit triestin  continue, à l’image d’un Claudio Magris par exemple, de revendiquer ce goût pour les arts et les choses de l’intellect qui constitue, pour les quelques touristes cultivés qui existent encore, le principal attrait de la ville. Or, à quelques encablures de là, dans les faubourgs de Trieste, était une ancienne rizière, dite « de San Sabba », reconvertie en entrepôts, et qui, durant la Seconde Guerre mondiale, servit de lieu de séquestration, de torture et d’exécution pour l’escouade d’officiers SS chargés d’instaurer, dans les actuelles régions du Frioul et de la Vénétie julienne, un Adriatisches Küstenland sous la coupe du Reich (les stratèges allemands n’avaient pas oublié qu’il s’agissait là du seul débouché maritime de l’ancien empire austro-hongrois).

Le « roman documentaire » de Daša Drndić retrace l’histoire de Haya Tedeschi, jeune fille issue d’une famille de juifs convertis de Gorizia, son idylle avec Kurt Franz, l’un des officiers SS envoyés pour organiser la soumission de la région à l’emprise nazie, la naissance de l’enfant qu’elle eut de lui, l’enlèvement de ce dernier dans le cadre de l’opération Lebensborn (« source de vie »)1 et les retrouvailles du fils disparu et de la mère, au crépuscule de sa vie. Dans un style et suivant une construction qui empruntent, en effet, aussi bien au registre du roman qu’à celui du documentaire, elle fait ainsi revivre un épisode peu connu de la folie hitlérienne, qui n’est au fond rien d’autre que la reproduction, en minuscules, de ce que l’Allemagne de ces années-là parvint à faire, en majuscules, dans l’Europe tout entière : ériger, sur le terreau d’une culture raffinée, le régime le plus barbare de l’histoire récente. Au milieu de l’ouvrage, semblable à un tombeau de papier, la liste des 9000 Juifs déportés d’Italie ou assassinés en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale. Le si détestable et si surfait adjectif  « incontournable » n’en est pas moins le seul qui vienne à l’esprit une fois refermé ce livre terrible.

 

Nicolas Thirion

1Afin d’augmenter les forces de la race allemande, surtout vers la fin de la guerre, les hiérarques nazis avaient imaginé de retirer à leurs familles des enfants, pas nécessairement allemands mais dotés d’une apparence conforme aux canons des conceptions aryennes (ainsi de nombreux enfants polonais, ukrainiens ou originaires des pays baltes), pour les élever dans le dessein de les faire participer à la grandeur et à l’expansion du “Reich de mille ans”.

 

Daša DRNDIĆ, Sonnenschein, trad. fr. de Gojko LUKIĆ, Gallimard, 2013, coll. Du monde entier, 528 p.
 

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