Don Quichotte ou le triomphe de l’imperfection

Les protagonistes de La Galatée ou des Travaux de Persilès et Sigismonde sont les héros d'une pièce qui réussissaient toujours à surmonter les épreuves. Mais c'est précisément pour cela qu'ils restent, comme l'a constaté l'hispaniste Jean Canavaggio, inachevés pour le goût moderne. Don Quichotte et Sancho Panza sont, au contraire, des héros médiocres. Quel type de héros doute, se laisse affecter par les événements ou change d'avis ? Quel type de héros se trompe d'ennemi ? Sans doute pas n'importe lequel. Il doit s'agir d' un héros comme nous, en chair et en os.

Vers la fin de la première partie du Quichotte, un personnage se rappelle avoir connu un soldat du nom de Saavedra. Dans la vie de ce dernier - je cite ici de nouveau la traduction de Fanlo -, "il y aurait de quoi vous distraire et vous étonner bien mieux que ma propre histoire". C'est un clin d'œil au lecteur, qui sait que Saavedra est le second nom de famille de Cervantès. Ce personnage avait raison : notre écrivain se battit en duel, fuit la justice, participa à la bataille qui fut, selon ses dires, "la plus mémorable et la plus haute qu'aient vue les siècles passés et que n'espèrent pas voir les siècles à venir" et durant laquelle il reçut trois coups d'arquebuse qui lui coûtèrent l'usage de sa main gauche. Pendant cinq ans, il fut prisonnier des Turcs, essaya de s'échapper à quatre reprises et plus d'une fois eut peur de finir empalé. Il exerça différentes fonctions, parcourut l'Espagne et la moitié de l'Europe, connut la renommée et la banqueroute, fut envoyé en prison, accusé d'un crime qu'il n'avait pas commis, et ce n'est qu'une fois devenu un vieil homme, pauvre et édenté, qu'il s'assit et se mit à écrire.

 

Don Quichotte

Si le genre autobiographique avait été en vogue au XVIIe siècle - on ne peut pas inclure dans ce genre ces fausses autobiographies que représentent les romans picaresques -, Cervantès aurait pu écrire un récit d'action à rebondissements. Cependant, il décida de ne pas raconter sa propre histoire. Il considéra plus opportun de narrer une vie dépourvue d'aventures, anodine, prédestinée à l'ennui, située dans un monde qui avait perdu la magie et la gloire, la terra incognita, dans ce monde archiconnu et dans lequel il ne se passe jamais rien qui est toujours le nôtre. Le Quichotte nous fascine parce qu'il raconte notre tragédie : celle de l'homme qui voudrait accomplir de grandes choses et se bat à chaque instant contre les moulins à vent de la vie quotidienne, et doit subir les pièges tendus par ses propres imperfections. Mais ce vieux lecteur qu'est Don Quichotte lutte à bras-le-corps contre l'imperfection et, d'une certaine manière, grâce à son aveuglement et à son extraordinaire verbosité, arrive à dépasser le ridicule initial et à imposer son jeu aux autres personnages, qui finissent par se déguiser en chevaliers errants pour se battre contre lui lors de joutes et autres tournois. Cette capacité à transformer la réalité représentait une nouvelle sorte de magie, jamais vue jusque là, et qu'aujourd'hui encore nous avons tendance à oublier.


Álvaro Ceballos Viro
Traduction : Adeline Struvay
Mars 2009

 

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Álvaro Ceballos Viro enseigne la Langue et la littérature espagnoles à l'Université de Liège.

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