Don Quichotte ou le triomphe de l’imperfection

Le Don Quichotte de Cervantès était loin de satisfaire son auteur, qui le considérait comme un livre imparfait. Mais la nouvelle traduction française, due à Jean-Raymond Fanlo, de ce classique de la littérature universelle, nous le rend encore plus précieux, tel un grand crû.  

Non, le Quichotte n'est pas la meilleure œuvre de Miguel de Cervantès.

Telle était du moins l'opinion de l'auteur. Il était convaincu que la postérité se souviendrait de lui pour quelques-unes de ses nombreuses comédies, une fois la mode de Lope de Vega passée. Son roman pastoral La Galatée, même s'il s'agit d'une œuvre de jeunesse, ne manquait pas de bonnes inventions. S'il avait terminé d'écrire la deuxième partie, il en aurait fait un chef-d'œuvre. Son long poème épique, Voyage au Parnasse, passait en revue les hommes de lettres de son époque avec une suprême ironie. Et, n'est-ce pas ce même Cervantès qui écrivit les premières nouvelles originales en langue castillane ? Lope en personne en fit l'éloge, il ne pouvait en être autrement. Cela étant dit, l'œuvre dans laquelle il a joué le tout pour le tout, celle où il a tout donné, celle qu'il avait terminée deux jours avant sa mort, celle qui devait rendre son nom immortel, c'est le roman grec Les Travaux de Persilès et Sigismonde. Quant au Quichotte ... Oui, Cervantès aurait aimé que ce livre fût : « le plus beau, le plus brillant et le plus intelligent qu'on puisse imaginer », comme il le signale dans son prologue, mais le résultat fut - comment dire ? - quelque chose d'imparfait : « que pouvait donc engendrer mon invention stérile et mal cultivée, sinon l'histoire d'un enfant sec, ratatiné, bizarre, plein de fantaisies diverses ? »

La première partie de L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche fut composée à toute vitesse durant le dernier trimestre de 1604 et se vendit dès les premiers jours de l'année suivante. Cervantès entrait dans les ateliers de Juan de la Cuesta, dans la rue madrilène d'Atocha, et pressait l'imprimeur, regardait d'un œil curieux dans la galée par-dessus l'épaule du compositeur et décidait à la dernière minute de changer l'ordre de deux chapitres ou de réécrire une phrase. Cela explique les nombreuses coquilles et incohérences de cette première édition. Dix ans plus tard, dans la deuxième partie de l'œuvre, l'auteur laissera aux personnages le soin d'expliquer ces incohérences et, de cette manière, faisant de nécessité vertu, estompera les frontières entre fiction et réalité.

Don Quichotte
Contrairement à l'édition princeps, la traduction française réalisée par Jean-Raymond Fanlo - en librairie depuis peu dans un volume peu encombrant et à un prix abordable (La Pochothèque) - est très soignée. Du vieux vin dans des outres neuves : une traduction puriste et en même temps extraordinairement agréable, tout comme l'introduction qui la précède. Le passé, selon L. P. Hartley, est un pays étranger et toute traduction d'un classique doit préserver (ou récupérer) cette étrangeté. Cette nouvelle traduction invite les lecteurs francophones à retourner dans la Manche ; le lecteur rira des malheurs et des bons mots des personnages, mais il ne pourra réprimer la sensation que, par delà les siècles et les fictions, quelque chose relie son destin à celui de l'ingénieux hidalgo, la sensation que nous sommes tous dans le même bateau que Don Quichotte. Cette étrange harmonie ne s'explique pas seulement par l'ambiance de road movie, ni par le caractère kafkaïen de nombreuses situations, deux caractéristiques soulignées par la note éditoriale. Il s'agit d'autre chose.

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