Pierre Bayard : Des plagiats qui changent tout

De Tristan et Yseut à Borgès, en passant par Kafka

Bayard

Toujours est-il que de prime abord l'idée du plagiat anticipé ne peut paraître que biscornue. Elle rencontre cependant des perceptions familières aux amateurs de littérature, qui notent volontiers que tel écrivain de certain siècle prélude de façon précise à un autre apparu dans un siècle ultérieur. Ainsi Laurence Sterne est fréquemment tenu pour un pionnier, annonçant à deux siècles de distance Joyce et le Nouveau Roman. Et Borgès, rappelle Bayard, n'a-t-il pas dressé la liste hétéroclite d'une série d'écrits qui, à travers siècles et cultures, font par avance du Kafka ? En somme, les plagiaires mis en cause ne seraient jamais que des précurseurs, si souvent reconnus et célébrés. Mais Bayard se refuse à voir les choses de la sorte et tient mordicus à faire des faits qu'il recense de véritables plagiats. Il va dès lors argumenter serré. Distinguant entre œuvre mineure et œuvre majeure au sein du geste plagiaire, il montre que celui-ci ne se produit qu'à deux conditions. Il faut d'abord qu'à l'intérieur de l'œuvre mineure se produise une « dissension » sensible par rapport à ce que l'auteur écrit d'habitude ; il est ensuite et bien évidemment nécessaire que l'œuvre majeure soit apparue pour qu'elle autorise une lecture différente de l'œuvre mineure, permettant la reconnaissance du plagiat. Ainsi tels passages de Maupassant ne peuvent se mettre à exister comme inspirés de Proust qu'après la publication de la Recherche et en perdant dans l'aventure quelque chose de leur coloration première : sous la loupe proustienne, telle réflexion sur le temps de Fort comme la mort verra sa mélancolie se transmuer en euphorie.

Pour Bayard, le plagiat anticipé peut sauter allègrement les siècles et de surcroît prendre un caractère collectif. On verrait ainsi Tristan et Yseut, grand récit médiéval à plusieurs auteurs, entrer dans un jeu de plagiat réciproque avec les Romantiques autour des thèmes conjoints de l'amour et de la mort. On peut toutefois se demander si la thèse ne perd pas beaucoup de sa force avec cette double amplification. Plus convaincante est la reprise par le critique du cas de l'Œdipe roi de Sophocle anticipant tout ensemble sur Freud (la structure père/mère/enfant) et sur le roman policier (le récit énigmatique et indiciel). Et il est vrai que le héros tragique du vieux théâtre grec mène en parfait détective une enquête sur le meurtre de son père et jusqu'à découvrir qu'il est lui-même le meurtrier qu'il cherche, comme le fera, dit Pierre Bayard, la detective novel à son stade le plus évolué (en fait, déjà Gaston Leroux avec ses Rouletabille et Larsan poussait les choses jusqu'à cette limite : mais notre critique dirait que le hâtif Leroux ne faisait alors que plagier le tardif Japrisot...). À propos de Freud, relevons que les chapitres consacrés ici à ses rapports avec Tausk et avec Nietzsche sont particulièrement passionnants en ce qu'ils touchent notamment au plagiat anticipé comme acte de divination. Et l'auteur d'écrire : « Ce que Tausk parvient à faire, c'est à venir s'insérer à l'intérieur du processus de pensée freudien [...] Il ne plagie pas une idée arrêtée, mais une idée en train de se constituer dans le cerveau de Freud. » (p. 74)

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 photo © Hélène Bamberger - Les Éditions de Minuit

Pierre Bayard va ensuite assumer toutes les conséquences de sa fulgurante hypothèse en soutenant que, vu l'importance et la fréquence des plagiats inversés chez les meilleurs auteurs, c'est toute l'histoire littéraire qui est remise en cause. S'appuyant sur Proust et sur Valéry lorsqu'ils défendent l'idée qu'entre histoire de sauteurs et histoire des œuvres il y a pleine rupture, il prône de donner vie àune histoire autonome qui, articulée sur les rapports d'imitation entre les textes - et nous venons de voir ce qu'il en était -, ferait assez largement fi des chronologies et placerait par exemple Sophocle au XIXe et Sterne au XXe siècle, ce qui ouvre à des perspectives vertigineuses et fait fi de toute conception sociale de la production littéraire. Cette histoire radicalement neuve serait mobile également, au sens où elle intégrerait sans trêve des plagiats nouvellement découverts. Enfin elle se ferait prédictive puisque le repérage d'une dissension chez un écrivain serait toujours promesse d'une œuvre à venir.

Pierre Bayard en vient ainsi à une proposition hallucinante mais combien stimulante. À coup d'inversions audacieuses, il invite à repenser l'ordre du temps dans le domaine des productions de l'esprit. Mais quel est le fondement de cette réversibilité ? Provisoirement, on ne peut mieux qu'invoquer des gestations temporelles souterraines dont nous ne possédons guère la clé. Il est vertigineux de se dire qu'un tragique grec, à la faveur d'une seule pièce de théâtre, ait conçu dans le même mouvement le triangle œdipien et la structure de détection. Mais il l'est tout autant, en un sens, de constater que les philosophes d'aujourd'hui n'en finissent pas de se référer à Platon et à Aristote. Cela étant, les anticipations sur le Romantisme, sur Kafka ou sur Joyce restent pour le moins déconcertantes. Avec elles, toute une obscure dialectique historique semble à l'œuvre, où des échanges par-delà les siècles connaissent des trajets complexes, dont nous sommes loin d'avoir la maîtrise.

 

                                                                               Jacques Dubois
Mars 2009


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Professeur émérite de l'ULg, Jacques Dubois est connu pour ses livres sur Proust et Stendhal et son édition en Pléiade de Simenon (avec Benoît Denis). Il collabore au Bookclub de Mediapart (Paris).

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