Le prosaïsme en poésie

Monsieur Jourdain en fit un jour la découverte : vers et poésie s'opposent comme un couple éternel, et ce qui n'est pas l'un est forcément l'autre... Mais les théoriciens, étudiant l'évolution de la pratique littéraire, ont depuis longtemps fait le constat des ambiguïtés et des difficultés inhérentes à la question. Tout d'abord, on note qu'elle se dédouble en raison d'un clivage entre le genre et sa forme. Le vers ayant été depuis les origines la forme distinctive et exclusive de la poésie, c'est à lui que s'oppose d'abord la prose : on appelle « prose » le non-vers, partant, le non formel. Tant que le vers reste l'indice d'un genre (la poésie), l'opposition peut se placer aussi sur le plan des genres : il y a la poésie et le reste, qui ne se définit pas par une forme spécifique et se nomme la prose (roman, essai, etc.). Enfin, la poésie, épique ou lyrique, étant un genre noble, le clivage se déplace du niveau générique aux niveaux thématique, rhétorique et esthétique : il y a le poétique, fondé sur l'expression recherchée d'idées et de sentiments élevés, et le prosaïque, le trivial, le non poétique.

Prose et poésie entretiennent donc une relation complexe, et sur plus d'un plan. Un vers dont la forme, le rythme, l'expression ou le contenu sont plats sera jugé prosaïque, tout comme un poème au thème trivial ou banal. Thèmes et genres sont - ou étaient jusqu'aux XIXe et XXe siècles - clairement répartis : lyrisme versus narration, roman versus poème. La prose était le non-poétique, et la poésie se devait de ne pas être prosaïque.

Mais sur le plan des genres et des formes, l'histoire littéraire montre que des écrivains, poètes ou prosateurs, ont constamment œuvré à un rapprochement, une contamination, un brouillage, voire une fusion des deux instances, comme l'indiquent d'abord l'invention ou l'émergence, depuis les 18e et 19e siècles, de formes telles que la prose poétique, le poème en prose, le récit poétique.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Prose, vers et poésie mènent un dialogue contrastif et productif depuis la 2e moitié du XXe siècle, à la fois sur le plan thématique (la définition et l'objet des genres) et formel.

Si la critique interne du roman par ses praticiens ne passe pas de manière privilégiée par un recours aux ressources du genre-forme poétique (encore que des attestations existent et rendent la question pertinente), il n'en va pas de même des poètes. Dépassant les questions générales, certains s'emparent constamment des termes du débat pour élaborer leur pratique originale. L'opposition à la poésie classique, ou devenue telle (par exemple surréaliste), puise les fondements d'une nouvelle poéticité du côté du prosaïque autrefois honni. Depuis plusieurs années, renouveler la poésie ou la critiquer de l'intérieur passe par une intégration du prosaïsme, à quelque niveau que ce soit - ce qui entérine un divorce toujours plus net avec une poésie traditionnelle axée sur la perpétuation du poétique et du genre dans ses fondements acquis.

Caizergues

Un exemple tout récent de ce bon usage du prosaïsme se trouvera dans le recueil Mon suicide de Jean-Luc Caizergues, auteur venu assez tard à la poésie et soutenu par Yves di Manno, qui dirige avec discernement et cohérence la collection « Poésie » des éditions Flammarion :

REQUIEM

Je suis en
train de me
pendre sur
le balcon

lorsque mon
père surgit,
tranche
la corde

et me prie
d'aller fai-
re ça dans
ma chambre.

EN GRÈVE

Je m'assois
par terre,
je mets
les doigts

dans la
prise élec-
trique et
j'attends

patiem-
ment que
le courant
revienne.

L'ÉCHANGE

La caisse
étant trop
petite
pour moi

mon fils
y entre à
ma place.
Je rabats

sur lui
le couver-
cle et je
cloue.

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